Knife for an Eye - Damnation Rock'n'roll

Dès que l'on parle rock bien grassouillet et musiques extrêmes plutôt énervées, la Suède est souvent citée. Il faut dire que les différentes scènes locales qui y ont émergé ces dernières décennies ont réussi à développer une identité musicale suffisamment forte pour réussir à sortir du lot et se faire une solide réputation, y compris à l'International. Le pays semble ainsi lié à jamais à l'histoire du death metal, celle de la scène crust punk / d-beat (elle-même très entremêlée à celle de la précédente) et enfin de sa scène stoner / doom / psyché / rock revival plus récente. Cette dernière pourrait sembler un peu plus isolée par rapport aux deux autres, car en apparence ancrée dans un référentiel souvent beaucoup plus rock'n'roll old school que metal à proprement parler. Mais se limiter à cette simple impression serait manquer, à mon sens, une bonne partie, si ce n'est l'essentiel de ce qui fait la richesse des musiques amplifiées suédoises : la capacité à hybrider les influences.

Dès le début des années 90, cet attrait pour le mélange des genres se constate. En 1993 sort ainsi l'album Wolverine Blues du légendaire groupe de death metal Entombed, qui y développe l'ébauche de ce que les fans et la critique vont par la suite appeler le death'n'roll. La même année, un album tout aussi mythique paraît : Scandinavian Jawbreaker d'Anti Cimex. Très metal dans ses sonorités et sa recherche de riffs, il s'hybride avec l'énergie débordante et agressive du punk hardcore, notamment en reprenant à la batterie le célèbre rythme d-beat du groupe Discharge, ce qui va former la matrice de la scène crust punk / d-beat suédoise de l'époque avec d'autres groupes cultes comme Driller Killer ou Disfear.

Dans cette logique d'hybridation des genres en Suède, on va aussi voir progressivement apparaître à la fin des 90's et début des années 2000 une scène qu'on appelle "action rock". Au programme : du bon gros rock'n'roll garage bien groovy à l'ancienne, mais survitaminé grâce à l'apport de l'énergie du punk et son approche d'un jeu musical diablement agressif et crado. Si on devait, là encore, choisir un album et un groupe ayant posé les jalons fondateurs de la scène suédoise, Supershitty to The Max ! des Hellacopters en 1996 semble incontournable. Il est d'ailleurs d'autant plus intéressant de noter qu'à sa tête on retrouve Nicke Andersson, ancien batteur d'Entombed pour les trois premiers albums (dont Wolverine Blues) et époux de Johanna Sadonis, avec qui il joue dans le groupe de rock occulte revival 70's Lucifer. Démontrant ainsi, s'il le fallait encore, le lien réel entre les différentes scènes des pays et les hybridations d'influences qui s'y effectuent.

Toutefois, nous ne sommes pas ici pour faire un cours sur l'histoire du rock en Suède mais bien pour chroniquer un album, pour lequel cette contextualisation me semblait essentielle afin de bien comprendre sa trajectoire musicale. Son nom : Damnation Rock'n'roll, première sortie explosive du groupe Knife for an Eye en 2020.

Derrière cette confidentielle formation, on retrouve en réalité des musiciens vétérans ayant fait partie de groupes entrés dans la légende de leur scène. Ainsi, à la batterie Charlie "Pride II" Claeson a pour faits d'armes d'avoir été le batteur d'Anti-Cimex et Driller Killer, tandis qu'à la guitare et à la basse, Rickard "Al Rixon" Alriksson peut se targuer d'avoir joué entre autres avec Nasum, Genocide Superstars et Disfear. Le chanteur Joe Visst est lui aussi issu de la scène punk suédoise mais n'a fait partie auparavant d'aucun groupe d'une envergure similaire aux deux autres membres fondateurs. Pour l'anecdote, notons que parmi le lineup étendu aux différents musiciens live, on peut également trouver avec surprise Jon Eriksson, guitariste rythmique dans l'excellent groupe de rock psychédélique Yuri Gagarin.

Mais alors avec de tels musiciens réunis, Damnation Rock'n'roll ça donne quoi musicalement me direz-vous ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que le titre de l'album et sa pochette représentant Chuck Berry donnent le ton : ici c'est du rock'n'roll pur et dur. Mais vous vous en doutez bien, vu le trio de punks irrévérencieux formant le lineup original, qu'ils n'ont pas pu s'empêcher de le faire à leur manière croustillante à souhait.

Vous aurez donc bien vos riffs groovys et ronronnants mais avec des amplis le volume à fond, du d-beat et un tempo infernal qui ne descend jamais en dessous des 160 bpm.

Dès la première écoute, il saute aux oreilles que Knife for an Eye propose un album hybride, au carrefour direct entre action rock et crust punk / d-beat. Les riffs rythmiques parsemés de bends et petits soli rapprochent naturellement Knife for an Eye de l'héritage rock'n'roll galopant de la première scène. Cependant, il est essentiel de noter qu'à travers le jeu à la batterie digne d'un homme des cavernes de Charlie, la mise en avant d'un jeu de basse rappelant immédiatement du Mötorhead, notamment sur le morceau Opinions Are the New Religion où la ressemblance avec le jeu de Lemmy sur Ace of Spades est la plus évidente, et enfin le chant rugueux mais fédérateur de Joe Visst, on retrouve un ancrage référentiel assumé beaucoup plus metal et punk que bon nombre de groupes de la scène action rock.

Pour renforcer l'énergie transmise par leur musique, on sent également une volonté du groupe de travailler sur la production de l'album afin de produire un disque à l'effet parpaing où tous les instruments semblent former un ensemble sonore assez massif. On distingue néanmoins bien les différents éléments du mix, ce qui a un rôle capital pour laisser les soli de guitare, parfois entremêlés de wah wah, s'exprimer. Bien qu'une cohérence artistique soit présente tout le long de l'album, on peut toutefois noter une différence de qualité de production entre les 5 premières pistes (de Getting Hooked à We Drink) et les 4 dernières (de A Victim to fit In à Opinions Are The New Religion), l'enregistrement ayant eu lieu au cours de deux sessions distinctes respectivement en 2013 et 2014.

Damnation Rock'n'roll est donc un disque que l'on pourrait qualifier de crust'n'roll, à l'instar de l’appellation qui était apparue pour qualifier la musique d'Entombed dans les années 90. Ainsi, de par sa nature hybride typiquement suédoise, la musique de Knife for an Eye pourrait parler à un public plus large que les fans d'action rock et de crust punk / d-beat et pourquoi pas servir de porte d'entrée à ces deux scènes foisonnantes mais encore assez underground.

DéfouloirIndice sur l'envie de se défouler que l'on ressent en écoutant l'album. 1/5 : album plutôt tranquille, reposant et serein. 5/5 : album rempli d'énergie on a envie de sauter partout et de rentrer dans le moshpit
VélocitéIndice sur la véhémence de la musique 1/5 : tranquille, on est en eaux calmes, l'écoute est paisible 5/5 : musique extrêmement énergique, l'auditeur non averti aura intérêt à bien s'accrocher
FraîcheurIndice de l'apport de neuf que fait cet album. 1/5 : l'album réutilise les codes du genre et fait une bonne soupe avec de vieux pots. 5/5 : l'album invente et innove son style musical
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
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Knife for an Eye - Damnation Rock'n'roll
Knife for an Eye
"Damnation Rock'n'roll"