Au milieu d'albums anodins se trouvent parfois des chansons à la qualité indéniable, trésors sous-marins dont les oreilles attentionnées entendent l'appel. En d'autres occasions, ces perles sont des singles perdus au fond de l'immense océan musical, lâchées discrètement par des artistes inconnus du grand public. Tout comme nos Passages surlignent des instants impactant d'un titre, cette chronique veut faire remonter à la surface ces morceaux à côté desquels on serait passé. Et nous savons que la Prise du jour sera bonne.
Lorsque l’on attribue des pouvoirs à la musique, un élément revient sans cesse : la connexion.
On connecte à l’artiste, sa musique, son univers. On se connecte les un.es aux autres en concert, tous.tes uni.es en osmose par les vibrations qui gagnent la pièce rien que pour nous. On déconnecte du monde, l’espace d’un instant, quand un morceau nous transcende dans l’alchimie de ses notes, de son rythme, des images qui l'illustrent ou qui viennent à nous.
Dans mon parcours d’amoureux de la musique, il y a un morceau qui a rempli toutes ces cases à la fois. Et je crois qu’à ce jour, aucun autre titre ne m’a fait ressentir un sentiment de transcendance si absolu, si évident et si puissant.

Jambinai est un groupe sud coréen composé de Kim Bo-mi, Lee Il-woo et Sim Eun-yong, qui se sont rencontrés durant leurs études d’instruments traditionnels coréens à l’Université Nationale des Arts de Seoul. La volonté du groupe est d’unir les instruments traditionnels coréens avec des éléments de musique contemporaine. Le trio alliera donc le folklore de leur pays (haegeum, piri, geomungo, taepyeongso, saenghwang) à l’ensemble d’un groupe rock (guitare/basse/batterie), une volonté de moderniser la musique traditionnelle coréenne qui ne fut pas vraiment du goût des professeurs du trio.
Vous l’aurez compris, il en résulte une musique hybride, aventureuse et contrastée, qui se retrouve épinglée sous l’étiquette du post-rock. En 2012, ils sortent leur premier album Différance, un disque conjuguant en son sein des moments de quiétude folk et ambient comme Glow Upon Closed Eye… et des torrents noises, prédominants dans la tracklist du disque. Grace Kelly, Hand Of Redemption, ou encore le lancement du disque Time Of Extinction sont des tempêtes éprouvantes et rageuses, ce dernier titre ayant d’ailleurs été performé à la cérémonie de clôture des JO d’hiver de Pyeongchang en 2018, une belle reconnaissance du groupe après l’émoi qu’a pu générer leur musique auprès de leurs pairs auparavant. L’occasion de noter qu’en live, le groupe s’entoure de Choi Jae-hyuk à la batterie et de Yu Byeong-koo à la basse.
Jambinai ne cessera de jouer les équilibristes à doser ses éléments rock, metal, traditionnels, et cherchera toujours à infuser des éléments d’autres musiques alternatives comme le hip-hop (sur le morceau Abyss de leur second album A Hermitage). La seule constante de leur discographie sera l’intensité émotionnelle. Que cela soit dans la puissance de leurs morceaux heavy, ou la fragilité de leurs pièces post-rock, Jambinai possède un univers hypnotisant dans toutes ses déclinaisons.
Et dans cet univers, il y a un morceau qui réunit tout. Un morceau qui possède sa place dans le panthéon des plus grandes pièces du post-rock : Connection, dernier titre de Differance.
Ces fils de son qui nous lient
Si on veut exemplifier l'onirisme en musique, l’introduction de Connection est un cas d’école. La piste s’ouvre sur un tapis de boucles de piri (instrument à vent), assise sur laquelle viennent se poser des lignes solistes pleurantes de beauté. Cette fresque sera ensuite rejointe par les vibrations pudiques du haegeum et les notes percutantes du geomungo, ainsi que d’une basse ancrant l’ensemble. La structure de cette introduction rappelle la musique ambient et minimaliste. Le trio nous offre un démarrage en apesanteur, l’harmonie est bouleversante, le timbre des instruments forme une bulle rivalisant avec n’importe quel titre ambient qui se baserait sur des synthétiseurs. Une légère tension monte alors que grandit le son d’un delay s’auto-alimentant, une courte apparition qui va permettre la transition vers le passage incontournable du morceau.
Une mélodie de haegeum, pendant 5 minutes, sans interruption.
On pourrait être en droit d’être circonspect, d’avoir peur de se lasser. Mais toute la poésie du morceau se trouve dans cet arpège inlassablement répété, comme un parfum qui refuserait de quitter la pièce, inoubliable.
Jambinai va se reposer sur cet ostinato afin de construire un crescendo dans la plus pure tradition post-rock. La guitare accompagne la mélodie, la batterie annonce le décollage à venir en marquant les mesures en force. Le cœur déjà battant, l’intensité monte d’un cran tandis que le piri se joint au chant du haegeum. La section rythmique multiplie ses frappes, notre ascension ne cesse d’accélérer.
C’est au pinacle de l’écoute que le piri s’élève majestueusement, dernière information mélodique décrochant les larmes qui montent depuis plusieurs minutes. Le titre effectue alors une douce descente, mais vous resterez suspendu encore un moment.
J’ai découvert Jambinai en concert. D’abord subjugué par l’intensité de leurs pistes noises, et la fraîcheur de leur alchimie, je me suis retrouvé larmoyant sur ce Connection qui acheva le set et ma personne par la même occasion. Si je suis un habitué de la discipline de l’essorage des glandes lacrymales, il est très rare que cela m’arrive sur une découverte totale en live, sans accroche émotionnelle préalable à l’art d’un groupe.
Depuis cette première fois, deux autres concerts de Jambinai ont suivi dans ma vie. Pas une fois je n’en suis sorti indemne. Et je suis loin d’être le seul.
Un morceau crevant de beauté, où la fragilité n’a jamais autant débordé de puissance et qui, à trois reprises, m’a fait me sentir connecté à la musique, aux autres, à l’instant.