Part. 2 - Le Devin Townsend Project : l'absurde entreprise

Deconstruction & Ghost

L'heure est venue d'aborder les deux œuvres suivantes de la quadrilogie initiale du DTP. Pour avoir une idée du contexte dans lequel elles s'inscrivent, je ne peux que vous rediriger vers la première partie de ce dossier. Nous y avons abordé Ki et Addicted! plus en détail, et principalement les premiers indices qu'ils contiennent sur la portée de cette quadrilogie. Ces derniers sortis en 2009 tous les deux avec quelques mois d'écart, Devin décide de sortir les deux suivants en même temps en 2011.

Arrivent ainsi Deconstruction et Ghost. Ces deux galettes ne pourraient pas être plus différentes l'une de l'autre. Elles pourraient être présentées comme deux entités musicales en conflit mais elles sont en réalité les deux faces d'une même pièce. Ce sont peut-être les deux œuvres qui font toute la saveur des quatre premiers albums de DTP. La première est une vertigineuse plongée dans une quête de sens que je dirais volontiers absurde. L'autre aborde la paix qui émerge après l’épopée de tous ces albums. Une paix qui résulte de l’absurdité même de la quête, et de la confrontation.

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Comme plongé dans des profondeurs insondables, percevant les échos de crissements cristallins, l'auditeur s'immerge dans Deconstruction par un moment feutré sur le titre Praise The Lowered. Cette intro recèle déjà un caractère déstabilisant. Les premiers accords dissonants, bercés par de gentilles frappes électroniques, sont comme dépoussiérés par les premiers mots de Devin, nous invitant à une forme de préparation mentale pour ce qui va suivre.

Mes chers lecteurs, si vous deviez suivre un seul conseil durant toute votre écoute, choisissez celui-là. Ce qui se passe dans cet album n'a rien de conventionnel. Si l'allure détendue que donne cette introduction ne présage rien de très agressif, la construction en crescendo du premier morceau ne vous attendra pas.

Mais les conseils de notre compositeur sont également adressés à lui-même. Est-il prêt à plonger dans ce qu'il a laissé dans les ténèbres jusque-là ? Est-il vraiment prêt à affronter ses excès passés ? Trop tard pour reculer maintenant, il faut plonger dans les enfers.

Musique et chaos

Ce qui va suivre les premières paroles sirupeuses vous invitant à l'engourdissement est un déchaînement chaotique. Ça ne signifie pas que l'album est désorganisé ! Seulement, Dev va se purger de tout ce qui lui traverse l'esprit en one-shot. Ce qui va ressortir de cette purge, c'est un torrent de questions, de thèmes, de musique ! Et c'est ce qui fait la sève de cet album : cette extrême abondance de musique. Il y en a, on pourrait le dire, presque trop. Ça déborde, ça change d'une seconde à l'autre tout en conservant un élan très important de brutalité.

D'aucun dirait qu'on ne peut devenir soi-même qu'en s'imprégnant du monde. Seulement, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais notre monde, c'est un peu le bordel. C'est là premièrement ce qui fait la pertinence de cet album. Nous devons souvent appréhender des flux de pensées remplis de démons, d'étrangetés et d'idées désagréables. C'est dans ce flux essentiel, abondant des plus fabuleuses visions comme des pires horreurs de l'imaginaire, que nous sommes tous pris. Ces corps et ces esprits que nous dirigeons tous par notre volonté peuvent devenir des temples pour les valeurs que nous aimons tout comme ils peuvent devenir des cachots où sont produits dans la torture les pires insécurités. En écoutant Deconstruction, je pense que vous comprendrez vite de quel cas nous parlons. Lorsqu'elles sont explorées, les pensées peuvent nourrir comme elles peuvent détruire. Deconstruction s'occupe clairement de ce qui détruit.

Deconstruction, c'est le flux de pensée inaltéré de Devin. Un fleuve d'idées prises et développées telles qu'elles sont venues. C'est la mise en musique des "protubérances" jusqu'ici laissées en marge des œuvres précédentes. Pour décrire tout cela, il a peuplé l'album d'interventions de tout un tas de ses petits copains de la scène metal extrême. En vrac, nous pourrons citer Joe Duplantier sur Sumeria, Mikael Åkerfeldt growlant sur Stand, Greg Pusciato s'époumonant sur The Mighty Masturbator , Fredrick Thordendal sur Deconstruction et Floor Jansen sur Pandemic. Nous vous laisserons découvrir le reste de la panoplie, ainsi le plaisir de la découverte ne sera pas totalement divulgaché.

Sur Praise The Lowered, ce qui se cache derrière la voix tentatrice n'est qu'une abominable monstruosité destructrice hurlant qu'il faut la surmonter lors de sa révélation. La première de nombreuses bêtes qui vont parcourir l'œuvre. À peine sortons nous de cette piste que Stand entre en scène, puis Juular, Planet Of The Apes, Sumeria, The Mighty Masturbator, Pandemic, Deconstruction et enfin Poltergeist. Il n’existe plus de répit. Avec cette œuvre, nous arrivons enfin dans le cœur de ce qui était resté à moitié caché sur les 2 précédents albums : un chaos brut, résultat de la confrontation entre nous et la réalité. C’est le choc entre le désireux de sens et un univers silencieux de toute réponse. De cet éclatement naît un bruit sans nom, une véritable explosion de cacophonies qui vocifèrent une agonie déchirante, voix éperdues, bruits de pets et hurlements infernaux mariés avec un humour et une beauté dévastatrice.

d41mafa-9b8b985c-cddb-4311-8928-204d9c90f3a5.jpg Devin Townsend, 2011 concert

Le metal tonitruant et assez complexe exploite à merveille tout l'extrême nécessaire pour retranscrire une telle vision. Chaque piste, chaque sample est d'une précision acérée. Pour les thèmes, tout y passe : de l'athéisme au prosélytisme spirituel, en passant par l'alcool, le sexe, l'ego, de l'enfance jusqu'à la vieillesse. Pouvant passer d'une folie proprement dantesque à une analyse froide, ou de l'illusion de grandeur à l'humilité la plus totale, les opposés sont souvent réunis au sein de cette arborescence sonore ubuesque.

Toute beauté sur cette œuvre est mêlée d'un côté proprement imprévisible. Toute douceur peut devenir fracas en un battement de cil. L'album arbore cette instabilité avec une aisance déconcertante. Il n'est pas un recueil de morceaux, mais un assemblage d’horloger de micro-passages, certains pas plus longs qu'une paire de mesures.

Tout se heurte, formant un mur dont la complexité bien agencée en fait une vraie fractale de son. Je sais que vous pensez que vous êtes très malin. Mais vous ne pourrez pas tout entendre ni tout percevoir d'un seul coup. Il y a là cachés dans tous les recoins des riffs barjos et des mélodies malignes qui ne demandent qu'à être dénichés. De plus, un arpège investi d'une intention pure dans le contexte de Ki peut subitement devenir un messager destructeur aux intentions carnassières dans Deconstruction. Cela rend l'exploration d'autant plus intéressante.

Oui, tout ça fait pompeux dit ainsi. On pourrait croire que je m'adonne à un exercice masturbatoire sur la composition des bruits de pets du canadien dans l'œuvre (d'ailleurs, pour les curieux, ils sont véritables). La musique paraît certainement assez inaccessible, voire imperméable je l'admet.

Elle a pourtant bien été agencée d'une main d'orfèvre. Chaque rythme, chaque mélodie, chaque descente brutale et chaque rare répit est parfaitement imbriqué avec l'ensemble. Il s'agit d'une prouesse d’arrangement qui ne se dévoile pas tout de suite.

Et malgré tout, mon souvenir me rappelle qu'en l'écoutant pour la première fois, il se dégage le frisson d'écouter quelque chose de profondément riche et de ressentir quelque chose en surface de très réfléchi, et même drôle. Les chœurs montrent l’étendue du délire parfois burlesque que dégueule l'album, accompagnant joyeusement (ou non) la complète perdition dans laquelle nous entraîne la musique. Car il n'y a pas que l'instrumentation, il y a aussi un propos dans ce joyeux foutoir.

L'histoire ?

Toute l'histoire de cet album au fond, c'est celle d'un protagoniste qui effectue sa quête. Cette quête, c'est de tout contrôler et comprendre. Il déroule chaque idée aussi loin que possible, tire aussi fort qu’il peut, cherchant de plus en plus désespérément un sens à la cacophonie. Les questions posées subliminalement sur Ki et Addicted! sont totalement explorées, avec obsession. Tous les personnages, toute pensée, et tout élément à l’intérieur de ce torrent d’idées sont en réalité directement liés à ce que vis le "protagoniste". Nous suivons donc en direct ses tourments, ses émotions ainsi que ses fantasmes.

On s'aperçoit que malgré la profonde agonie qui le guette, à mesure que l'assaut donné par le monde se renforce, il se passe quelque chose d'unique. Il y a une progression. Une forme d’humilité commence à poindre. Le premier indice de cela, l’humour, prend une part dominante jusqu’à culminer sur le morceau Deconstruction. Au fur et à mesure, une perspective unique se construit et l'absurdité se concrétise en un moment d’épiphanie, débutant par l’emblématique :

'Here it comes... show me!'
'Whoa! good lord, it's a cheeseburger!'
'...a double!'

All beef patties, pickles onions on a sesame seed bun!
All beef patties, pickles onions on a sesame seed bun!
(Oh glorious cheeseburger... we bow to thee, the secrets of the universe are between the buns)
All beef patties, pickles onions on a sesame seed bun

Cheeseburger!

Deconstruction : Deconstruction - DTP

Ce qui se passe là, c'est que notre protagoniste atteint un point crucial dans sa quête : les choses se montrent enfin telles qu'elles sont vraiment. Elles n'ont aucun sens propre. Si nous le voulions, nous pourrions donner à un stupide cheeseburger la même importance que le Christ lui même.

Bien sûr, ici c'est aussi surtout pour bien se marrer. Mettre autant d'effort musical pour diviniser un cheese', j'avoue que ça a de quoi faire sourire. Mais c'est un véritable but de cet album : parler du fait que toutes les démarches obsessionnelles de quête de sens sont vouées à l'égarement, voire la souffrance. Tout au long de son parcours, la principale action du protagoniste est de sur-analyser le flux de ses pensées, de tirer une conclusion sur tout ce qui se présente à lui. Il cherche dans chaque particule quelque chose qui donnerait du sens à son errance. Il se déconnecte de son environnement, finit par se méprendre. Le cheeseburger de l'album sur lequel il finit par buter aurait bien pu être n'importe quelle autre chose de cet univers, au fond complètement vide de tout indice ou de tout sens propre. Tout penaud de se rendre compte de son égarement, la première réaction du personnage fictif est de se perdre en excuses :

Sorry, I'm sorry
So the words are coming down in rainbows!
Slow burn, there's no cover!
Confused? I'm so ashamed!
Deconstruction - Deconstruction - DTP

Tout s'effondre en effet, car aucun des mots, aucune des idées ne saurait rendre un sens à une existence qui n'en a en toute franchise pas. Dès lors, c'est un peu la renaissance : si rien n'a de sens, alors cette confrontation au chaos n'est pas si inutile, car elle permet de mettre son existence en contact plus direct qu'aucun autre avec notre monde. Un chaos inhumain avec lequel nous sommes en perpétuel contact chaque seconde de notre vie.

Notre existence entière n'est qu'un bref moment où nous sommes confrontés à l’absurdité de tout ce qui nous entoure. Un passage durant lequel nous nous rendons compte que ce qui se déroule depuis le début est issu d’une monstrueuse anomalie chaotique. Nous le savons au fond de nous : nous vivons en sachant qu'il n'y a pas de principe pour nous guider autre que celui que nous aurons accepté à l'intérieur de nous-même. Nous pouvons changer à notre guise mais rien dans notre univers ne différencie ce qui a du sens de ce qui n'en a pas.

Nous ne pouvons que poursuivre des changements avec la force et l'abnégation de le faire en connaissance du rien. Nous savons déjà par ses multiples citations que Devin s'est inspiré de l'Enfer de Dante, du Paradis Perdu de Stuart Mills, mais j'aimerais dire que sa façon de voir son art est très proche aussi d'un voyage au sens Camusien du Mythe de Sisyphe.

And we looked up to the stars last night
And I saw that maybe... there was nothing more?
And my thought turned!

Addicted! - Awake! - DTP

Humour

L'humour est, comme mentionné rapidement plus tôt, une véritable arme dont Dev se sert également dans l'œuvre pour mettre toutes ces choses en relief. Rien ne sert de se prendre au sérieux quand on possède dans son arsenal un morceau fleuve de 16 minutes dont le titre est The Mighty Masturbator (se payant la tête au passage de pas mal de groupes "prog branlette").

TMM est un vaste théâtre mettant légèrement de côté la brutalité et la froideur totale du chaos qui nous entoure. Le protagoniste part dans l'espace, rencontre des aliens, forme une rébellion et sauve le monde (ou pas) entre autres. Rempli d’un humour complètement barré, cette pièce est un délire total à part-entière, où Ziltoid l’omniscient lui-même vient présenter des salutations. D'ailleurs, si les indices ne vous l'ont pas encore fait pressentir, notre "protagoniste" est une copie crachée du compositeur Canadien...

Nous revenons d’ailleurs à cette question, qu'est-ce qui lie seulement cette démarche au vécu de Devin? En vérité, si cet album est apparu c'est d'abord parce que c'était la vision qui s'imposait à lui au moment de reprendre le manche de sa guitare en 2008 pour composer. Si vous avez écouté les deux précédentes œuvres avant d'écouter Deconstruction, vous aurez remarqué que les protubérances démoniaques qui le composent étaient déjà apparues sur Ki ainsi que sur Addicted!. Tout menait vers cet album.

Nous ne pouvons que spéculer quant au véritable pourquoi du comment. Une seule chose est sûre, c'est que cet album résulte peut-être de la confrontation la plus violente qui a pu se produire en Devin durant sa vie. Au moment de se séparer de ses habitudes toxiques après la fin de Strapping Young Lad, lorsqu'il était nécessaire de tout reprendre, le besoin de changer l'a poussé à rebattre les cartes pour voir clair de nouveau.

Pour Devin, Deconstruction peut sans doute se décrire par le contenu de son dernier morceau : dans la confrontation, ce qui était recherché c'était l'affirmation d'une nouvelle personne. C'était de mettre à plat ce qui avait rendu la vie impossible alors, pour mieux l'affronter dans la suite. C'était une sorte de recherche de paix. Et pour rendre cette paix possible il fallait surmonter les démons de cette ancienne vie, savoir les reconnaître et dire :

Now we come to the end!

Die!
Poltergeist!
Die!
Poltergeist!
Give unto me! (wait!)
Give unto me! (wait!)
Give unto me! (wait!)
Give unto me! (wait!)


Deconstruction - Poltergeist - DTP

Le dire et savoir qu'au final les démons ne s'en iront pas comme ça. Ils hanteront toujours nos pensées. Pour acquérir la paix, il s'agit donc plutôt de s'affirmer. Une fois ce stade atteint il est possible, non plus de tuer les démons, mais vivre avec. Ghost, à la fois comme idéal à atteindre et compagnon du sentiment de l'absurde, devient la musique qui parle d'un nouvel équilibre.

And stand for what you truly believe in!
[...]
Stand!

Deconstruction : Poltergeist - DTP
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Toujours là ? Si jamais mes élucubrations ne vous ont pas rebuté, nous arrivons au terme de la quadrilogie du Devin Townsend Project avec Ghost. Globalement ce qui ressort des œuvres comme Ki, Addicted!, Deconstruction, c'est que de cet affrontement et de la discipline naît une forme de paix selon Devin Townsend. Il s'agit de trouver dans notre confrontation avec la froideur chaotique du monde une forme de beauté, voire de poésie.

Sur Ghost, la forme musicale qu’a pris cette paix est intimement liée à la jeunesse du Canadien. Il s'agit d'un album aux antipodes de Deconstruction. Les imposantes guitares 7 cordes, les chœurs dantesques, les hurlements sont tous écartés au loin. Il n'est plus question d'eux. Il reste seulement le voyage, l'observation du monde. Ici s'exprime la plus douce de toutes les formes musicales que votre chroniqueur aura jamais l'honneur de vous présenter. Le sujet des deux œuvres est le même. Il s'agit de trouver la paix de l'esprit, mais là, ce n'est pas la confrontation que Devin cherche à exprimer. Il s'agit du sentiment léger de n'être qu'au fond une seule perspective parmi des milliards, d'exprimer le bonheur qui s'élève en nous lorsque nous touchons du doigt la nature profondément insondable de notre univers.

Cette musique, à l'instar de Casualties Of Cool plus tard dans sa carrière, est un compagnon. Elle remplit le vide d'une chaleur proprement humaine, contrairement à un Deconstruction plus prompt à représenter les tortueuses complexités froides des insécurités qui peuvent nous emprisonner. Nous sommes ici sur une œuvre proprement libératrice. Sa plus grande et belle fonction, c'est de nous rendre silencieux, comme face à des montagnes sempiternelles que nous pourrions contempler, elles et leur absolue indifférence face à notre existence. Ici il est question de choses sur lesquelles, comme pour cette montagne, plus rien n'a de prise, car tout ce qui est humain ne peut que se heurter à une si paisible indifférence. L’album fait la part belle à des choses plus abstraites, ou bien intemporelles. La parentalité, la paix, la fatigue mentale, l’acceptation… Des sujets qui ressemblent également à ceux qui ont initialement poussé Devin à changer.

Il est aussi important de dire que la saveur musicale de Ghost est un mélange de bluegrass, de musique folk et surtout de musique inspirée par le mouvement new age des années 80. C'est ici que je tiens à vous rassurer. Bien qu'une esthétique new age se dégage indéniablement de cette œuvre, son intention n'est pas de vous revendre des bougies parfumées destinées à vous remuer les "chakras".

Ici on cherche un sentiment lié au retour à l'enfance. La new age a joué un rôle majeur dans l'éveil musical de l'adolescent Devin Townsend. Alors âgé de 13 ans, le jeune Dev s'imprègne d'un livre de cette culture alors en essor. Il tombe amoureux de cette esthétique, s'immerge dans la discographie d'Enya et de bien d'autres artistes (Kitaro, Emerald Web...). Ce développement effectué en secret par rapport à ses goûts plus affichés pour le metal ne pourra être assumé artistiquement qu'à partir de cet album. Ghost est le premier qui traite de cette face cachée de Devin Townsend, n'ayant pas véritablement sauté le pas plus tôt avec Ki.

Il y a peu de choses à dire sur un album qui vous donne fondamentalement envie de rester silencieux. C'est une respiration reposante et méditative. Ses égarements sont de véritables pépites d'improvisation atmosphérique, ne demandant pas autant l'attention de l'auditeur pour être appréciées que son jumeau démoniaque, mais récompensant l'oreille attentive avec de jolies images cachées sous les couches de réverbération.

Les voix de Devin Townsend et Katherine Natale se marient à merveille, donnant un contraste absolu d'aisance et de légèreté avec son prédécesseur et son cortège d’apparitions ainsi que ses explosions vocales. La nature de la beauté qui émerge de Ghost est pourtant la même que celle de Deconstruction : face au monde, une émotion "absurde" émerge. C'est dans leur expression que tout est différent. De par ses influences, Dev place ici une véritable sensation enfantine dans la beauté qui est ressentie. C'est une façon de voir ce qui sépare une vision d'adulte face à l'absurde et celle d'un esprit jeune. Enfant, le monde est nouveau et s'y confronter amène une satisfaction immense. Il n'y a jamais de moment plus définitif que les premières émergences de notre propre perspective, nos premiers éveils. Nous sommes enfermés là avec nos pensées, toutes les questions sont nouvelles et aucun poids n'y est attaché autre que celui amené par une curiosité enfantine. Ghost est l'émanation d'une paix pure face à l'absurdité de la vie. Ghost est le bruissement de l'air lors de nos premiers souffles. Il est contemplatif.

La nature de ces œuvres est peut-être à mettre en parallèle avec celle de nos vies dont la fin et le début se répondent. Les premières bouffées d’air seront identiques aux dernières. La fin de As you were nous remémore les premiers moments de Ki et le cycle du changement continue indéfiniment...

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Un regard neuf

Le regard d'un enfant n'est entaché d'aucune peur, du moins, de peurs d'adultes. Ces insécurités qui nous disent que sans elles nous ne serions pas qui nous sommes. Ces angoisses qui prennent le contrôle de nos pensées et par ce biais de l'entièreté de nos perspectives. Elles se saisissent de nous. Sur Ki, Addicted!, et surtout Deconstruction, ces peurs font surface mais les affronter, les reconnaître, c'est prendre en main le peu de pouvoir que nous possédons vraiment : celui du changement de nos usages. Ce que Ghost a le brio de faire, en étant la conclusion de cette quadrilogie, c'est aussi souligner que même en tant qu'adultes notre monde peut être redécouvert comme peuvent le découvrir des enfants. Ces derniers s'inventent chaque jour et affinent un peu plus qui ils sont. Nous ne perdons jamais la possibilité de revenir vers cette vision. Nous pouvons tous redevenir des êtres capables de maintenir un regard sain sur un monde qui change pour eux et par leur action jour après jour. Et ainsi nous pouvons tous changer.

Ce n'est que lorsque nous sommes perdus - en d'autres termes, ce n'est que lorsque nous avons perdu le monde - que nous commençons à nous retrouver, et nous rendons compte du point où nous sommes, ainsi que l'étendue infinie de nos rapports.
- Henri David Thoreau, dans "Walden ou la vie dans les bois"

Devin semble dire avec ces œuvres quelque chose de véritablement fabuleux. À une époque où l'aliénation est plus répandue que jamais, où nos habitudes et nos usages ont dévoré l'unicité de chaque moment de nos vies, où chaque jour les sensations et les sentiments nouveaux disparaissent, ces œuvres sont des puits de sensations. Elles recèlent toujours quelque chose de neuf à offrir sous leurs couches, de la même façon que nos vies sont en vérité détentrices d'un potentiel infini ; cela en un sens très particulier : la vie malgré son apparente perte d'intérêt jour après jour possède en elle toujours quelque chose de fascinant et de beau.

C'est un beau que l'on oublie, mais qui existe, là sous les habitudes. C'est celui de se retrouver sans cesse après chaque fois où l'on s'est perdu. C'est celui de sortir de la prison qu'on peut se créer parfois, en nous. Ce beau, c'est celui de chercher ce chemin lorsqu'il est à nouveau recouvert par les neiges immaculées du hasard. Ce beau est celui de la musique de cette quadrilogie, qui fait honneur à l'essence du changement en nous, qui fait honneur à tout ce qu'exister peut avoir d'absurde.

C'est un hommage à la richesse qu'il peut y avoir dans une vie, ses changements, ses moments de quiétude, ses tourments mais surtout sa durée finie. Ce n'est l'apanage que des meilleures œuvres à mon sens, celles qui nous marquent au fer rouge et nous changent. Avec un peu de chance, si vous me lisez et que vous avez toujours en vous le jeune curieux des premiers instants, emparez vous de ces œuvres et continuez de nourrir votre perspective du merveilleux chaos de notre monde tant que vous en faites partie. Suivez votre intuition. Continuez d'observer ce monde, insensé.

Apprécions ensemble ses fleurs, telles les abeilles que nous sommes, vouées à disparaître dans l'oubli.