Gojira - The Link

Brut.

Après un premier album prometteur et bien reçu, comment enchaîner avec le second ? À la suite de Terra Incognita, œuvre de death metal atypique, subtile dans sa brutalité et ses paroles, on se demandait quelle surprise allait nous offrir le quatuor landais de Gojira. Pouvions-nous nous attendre à un death sans concession, un metal plus progressif comme In The Forest pouvait le laisser penser ou un mélange des deux ? La réponse n’est pas si simple, et il va falloir un peu détailler si on souhaite parler avec justesse de l’album le plus à part dans la discographie des Français. Faisons donc un retour sur un disque fêtant ses 20 ans ce mois-ci.

Une conception précipitée

Pour remettre The Link dans son contexte, en 2002, Gojira venait de sortir son premier album avec lequel était venu un succès relatif mais dont le groupe pouvait être fier. Cette année-là, reprenant quelques idées de leurs premiers EP et demos, la formation entrait en phase de composition et d’enregistrement. Le groupe n’avait pas renouvellé l'équipe pour son passage en studio : Jean-Pierre Chalbos se trouvait toujours au mastering et Laurentx Etxemendi reprenait son rôle d’ingé-son au mixage. Derrière les instruments, le line up inchangé depuis 2000 retournait aux fourneaux, avec Joseph “Joe” Duplantier à la guitare et au chant, Christian Andreu à la seconde gratte, Jean-Michel Labadie à la basse et le petit frère Mario Duplantier à la batterie. En revanche, la formation inaugurait avec The Link le Studio Des Milans, qui deviendra son repère jusqu’à The Way Of All Flesh cinq ans plus tard.

Inauguration qui ne se fit pas sans mal, à cause de dates butoires de sorties imposées qui avaient précipité l’aménagement du studio et la phase d’écriture. C’est simple : les quatre Landais devaient sortir l’album en avril 2003, avec un travail fini à rendre deux mois avant. La construction et la composition furent entreprises conjointement en septembre 2002, avec toutes les complications que cela pouvait engendrer. Et si le processus fut douloureux, dixit Mario, le délai fixé fut respecté après trois mois de dur labeur. Une épreuve qui explique peut-être une particularité du disque qui sera évoquée plus tard.

Peu avant la date de sortie prévue, le cd sampler sortait avec une version du titre Indians pré-mixage et pré-mastering ainsi qu’In The Forest (tiré de leur premier album Terra Incognita), qui aide à deviner la hâte de la conception de The Link. Initialement prévue le 7 avril, la sortie du disque fut repoussée au 18 avril 2003, date à laquelle tout le monde put enfin entendre ce que Gojira avait concocté.

indians-cd-sampler Le CD sampler, qui laissait deviner les bourgeons de l'arbre de The Link

Une symbiose fragile

Dès le début de ce nouvel opus, Gojira tiennent à affirmer leur patte. Ils nous prouvent que leurs influences tribales sont toujours là : sur The Link, percussions en bois, chant de gorge font leur entrée avant les guitares, basse et batterie du quatuor. Le titre éponyme est pourtant plutôt calme par rapport à ce à quoi on pourrait s'attendre. Mais leur "patte" est belle et bien présente : riffs syncopés, mesures déroutantes, growl et guitares sous-accordées répondent de nouveau à l'appel. Étonnamment, tout semble étrangement apaisé. Que ce soit le riff d'intro ou le refrain, les Landais dégagent une énergie plus contrôlée, sereine, qu'on retrouvera sur la courte instrumentale Torii. Mais chassez le naturel, il revient au galop : après le second refrain, le groupe nous offre un breakdown aussi dévastateur qu'éphémère, se transformant en une mélodie calme et réconfortante.

On pourrait peut-être y voir une dualité entre la rage intérieure dévorant l'homme et la plénitude de la nature, les deux pouvant s'inverser pour nous proposer une nature destructrice face au calme de l'être humain. Peut-être même est-ce un avant-goût de ce que Joe nous proposera deux ans plus tard. Toujours est-il que l'un ne va pas sans l'autre, un lien, "The Link" dans le texte, les unissant. Pour citer les paroles de Death Of Me :

I feel like I'm a part of this / And this a part of me

Cette dualité et ce rapport entre l’Homme et la nature se retrouvent sur la majorité du disque, les textes y faisant très souvent référence. Du côté des compositions, chaque piste, ou presque, alterne entre de gros riffs et des breakdowns ravageurs, mais aussi des plages plus douces, où une sorte d'ambiant se ressent. L'exemple le plus probant est sûrement la fin de l'album, Dawn, qui se conclut par des enregistrements de chants d'oiseaux juste après que le morceau se termine dans un capharnaüm de larsens et autres bruits dissonants de guitares. Parfois les deux se mêlent, comme dans la partie centrale de Remembrance où les musiciens mélangent un riff puissant et groovy et des voix éthérées.

Rouge

Mais Gojira restant Gojira, les parties les plus apaisées ne se font jamais très longues. Dans les cas où elles le seraient, il y aura toujours un riff, une mélodie, qui viendra installer une tension. Pour revenir à Dawn, la mélodie venant se poser par-dessus la structure du début instille une pression qui ne demande qu'à être relâchée, souhait exaucé quelques instants plus tard. Et cette tension est omniprésente sur The Link : on a l'impression qu'il suffira d'une infime perturbation pour que tout se déchaîne. Le lien qui nous unit est un équilibre éperdument fragile qui ne tient qu'à peu de choses. Et si l'équilibre rompt, la violence qui s'ensuit est dantesque. Il n'y a qu'à écouter la fin d'Indians ou Wisdom Comes pour s'en convaincre.

Sur l'album se trouve une sorte de rage innée que Gojira n'arrive que par moment à canaliser. Avec The Link, bien plus que sur ses autres albums, le groupe va nous rouler dessus à l'aide de breakdowns : les fins de The Link, Remembrance, Indians, Dawn, ou des sections de Death Of Me, Embrace The World, Inward Movement ou Wisdom Comes sont autant d'occasions pour les Français de nous écraser. Connected, Torii et Over The Flows peuvent bien faire office d'interlude, à la fin, le quatuor reviendra inévitablement nous fracasser la nuque.

Évidemment, cette colère est impossible à dissocier du rouge vif de la pochette. L'arbre y figurant est décharné et seuls de rares bourgeons parcourent ses branches. S'ils écloront dans l'album suivant, ici tout est gris, mélangé entre le noir et le blanc des photos du livret.

Le son de “The Link”

On ressent dans ces pages quelque chose de brut, d’inaltéré. Ces deux adjectifs peuvent également convenir pour évoquer le mixage et la production de l'œuvre, en particulier sur sa première édition de 2003. Avant sa réédition un peu plus propre de 2005, le son de The Link était “roots” : les aspérités des guitares étaient omniprésentes et bien plus rudes, la basse un peu plus en retrait qu’habituellement et la voix moins “polie”. Évoqué au début de cette chronique, le contexte de la genèse de l’album n’y est sans doute pas pour rien. La pression liée à l’échéance de la production a probablement joué dans la finition du disque. Le produit final était moins affiné, certes, mais cela permettait dans le même temps de pleinement vivre cette colère qui traverse l’album, qui n’était aucunement restreinte à ce moment-là.

Et c’est sûrement ce qui sépare un peu The Link du reste des productions de Gojira : cette abrasivité ne se retrouve que sur cet album, même dans sa version de 2005. En un mot, je dirais “sec”. L’album sonne “aride”, surtout 20 ans après, à une époque où les standards de production ont bien évolué. On a bien un mélange entre un death sans concession (la sauvagerie sans retenue de Wisdom Comes) et un metal plus progressif (mesures asymétriques, riff à contretemps, structures et thèmes non conventionnel), mais l'âpreté du mixage et la violence de certaines compositions font qu’on retiendra surtout la facette death de l’album.

Malgré cette singularité, l’album recèle en son sein de petites merveilles qu’on ne trouve pas ailleurs. La fin de Remembrance, celle d’Indians, l’incroyable calme de Torii, la lente et lourde marche d’Inward Movement ou encore le dernier tiers d’Embrace The World sont tout autant de passages propres à The Link. Je ne vais pas tout citer pour vous laisser des surprises, mais soyez sûr que vous trouverez votre bonheur si vous êtes amateurs du groupe.

BRUT.

Finalement, The Link tire peut-être sa force de sa principale faiblesse. Le mixage peut bien être en-deçà de ce à quoi on pourrait s’attendre, cela lui offre en retour une âme unique. Les sections les plus violentes n’en sont que plus impactantes, le death metal de Gojira y trouve ses plus absolus et marquants exemples. Dans le même temps, et par contraste, ses passages plus apaisés et progressifs s’en retrouvent démarqués plus nettement, Torii étant par exemple une respiration bienvenue après l’ouragan qu’est Remembrance.

Avec ce disque, le quatuor cimentait un peu plus dans la scène française sa place et son style atypique, se désengageant du simple death à la Morbid Angel auquel certains pouvaient encore les rattacher. Certes The Link est abrupt, mais il sait faire preuve de subtilité passées les premières impressions. En renforçant encore un peu l’utilisation d’instruments et de bruitages singuliers, le groupe imposait un peu plus sa patte dans un contexte de création loin d’être optimal.

En un mot, cet album est brut. Résigné à nous livrer un message qu’il nous revient d'interpréter, il ne lésigne pas et ne prend pas de pincettes dans son approche. Mais dès lors qu’on dépassera cette enveloppe déroutante, s’ouvrira à nous une œuvre qui n’a absolument pas à rougir de ses consœurs, bien au contraire. Il vous appartient simplement de trouver le lien qui vous unit tous les deux.

RiffingIndice de la qualité technique. 1/5 : Bof bof, même votre petit frère ferait mieux. 5/5 : Ok Steve Vai, on te laisse faire
DéfouloirIndice sur l'envie de se défouler que l'on ressent en écoutant l'album. 1/5 : album plutôt tranquille, reposant et serein. 5/5 : album rempli d'énergie on a envie de sauter partout et de rentrer dans le moshpit
ViolenceIndice de la violence de l'album. 1/5 : l'album est doux et vous susurre des paroles réconfortantes. 5/5 : l'album vous hurle dessus et vous insulte en bosniaque sous-titré slovaque
Consigne du maître nageur :
Scaphandre
Scaphandre

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Gojira
"The Link"