IDLES - TANGK

Quand une porte se ferme...

En 2018-2019, IDLES était un nom qui faisait l'unanimité. Joy as an Act of Resistance avait été une petite bombe bien sentie, et à l'heure de l'explosion d'une troisième vague Post-Punk menée par Fontaines D.C. ou The Murder Capital, IDLES avait tout pour s'autoproclamer tête de proue du mouvement. Transformer l'essai, ainsi projeté au centre de tous les projecteurs, est toujours un exercice délicat, et la suite de la carrière du groupe a fait diverger les avis. À l'heure de la sortie de son cinquième opus, le schisme est plus palpable que jamais. Malgré un accueil enthousiaste par la presse (79/100 sur Metacritic), sur les forums et autres sites spécialisés de mélomanes sans concession, les propos sont acerbes. Certains estiment que le groupe a fait son temps, vendu son cul et les idéaux radicaux qu'en bon keupon il incarnait. D'autres appellent à tourner la page quand ce n'est pas carrément une injonction à renvoyer le groupe dans des oubliettes dont il n'aurait jamais dû sortir. Les subversifs de comptoir se vantent d'avoir pressenti une coquille soi-disant vide dans cette formation que l'auditeur non-expérimenté aurait porté aux nues trop tôt.

Bien que la presse généraliste ait, dans l'ensemble, donné des critiques favorables, les plumes et le goudron semblent de sortie quand ce ne sont pas carrément les guillotines. Il est donc temps de calmer le jeu, se poser avec une tisane et surtout de remettre les pendules à l'heure. TANGK : sortie de piste ou pas ?

Pour une analyse pertinente, il est nécessaire de passer la discographie du groupe au peigne fin pour situer et contextualiser TANGK en son sein.

IDLES naît à Bristol en 2009, trouve son line-up définitif en 2015 et sort son premier album Brutalism en 2017, produit en indé par Paul "Space" Frazer, de The Mutants. Remarqué, le quintette enchaîne à la fin de l'été 2018 avec Joy as an Act of Resistance. Space reste à la production, mais le groupe se paye au mixage un beau duo : Nick Launay et Adam "Atom" Greenspan, deux ténors du studio avec de belles carrières respectives et un joli CV collectif (Arcade Fire, Nick Cave & the Bad Seeds, Refused…). On retrouve la patte Post-Punk/Post-Hardcore de Brutalism, avec plus d'ambition et de créativité, un son plus travaillé et une chiée de tubes allant de Danny Nedelko à Samaritans, la doublette d'ouverture du disque Colossus / Never Fight a Man with a Perm faisant office d’enchaînement gauche-droite dans la gueule mettant KO tous les sceptiques.

Logiquement, pour la suite, on prend les mêmes et on recommence. En plus d'assurer le mix, Launay et Atom prennent à Space le fauteuil de producteur et le groupe s'offre une jolie liste de guests prestigieux : David Yow de Jesus Lizard, Warren Ellis de Nick Cave & the Bad Seeds ou encore Jamie Cullum. L'un des guitaristes du groupe, Mark Bowen, pris d'une passion pour l'expérimentation sonore, est propulsé au rang de co-producteur, le métier l'inspirant plus que son ancien poste de dentiste dans le milieu carcéral britannique. Tous les ingrédients sont réunis pour un Joy plus grand et plus fort. Ultra Mono sort en 2020 et est bien accueilli, mais souffre fatalement de la comparaison avec son aîné. Il ne manque pas de qualités et de titres phares (Grounds, Mr Motivator, A Hymn, Reigns...) mais il montre quelques creux. Un succès en demi-teinte, en somme.

Nous sommes alors en 2020 et IDLES, ne pouvant tourner à cause de la pandémie mondiale, repart immédiatement en studio travailler sur un quatrième album, moment charnière qui marque un tournant stylistique particulièrement intéressant. Exit le duo Launay/Atom et place à une nouvelle tête pensante pour le moins surprenante : Kenny Beats. Ce jeune producteur américain, multi-instrumentiste de talent, a une carrière extrêmement prolifique dans les années 2010 au sein des scènes hip-hop et trap US. À première vue, son univers est opposé en tous points au post-punk british d'IDLES, mais il va justement apporter un sang neuf salvateur. CRAWLER sort fin 2021 et déroute par son éclectisme, mêlant le vieux son du groupe à l'usage extensif de synthétiseurs, de machines et de bidouillages sonores. L'album s'ouvre avec MTT 440 RR, pétri d'influences darkwave et synthpunk. On s'essaye à la soul sur The Beachland Ballroom, à la cold wave sur When the Lights Come On, à la noise et l'industriel sur le brûlant single Car Crash, à la lo-fi mêlée d'electronica crade sur Progress... Kenny Beats et Mark Bowen ne manquent pas d'idées et parviennent à métisser le punk des débuts sans jamais lisser leur son, sauvegardant son aspect cru et rentre-dedans. L'élargissement de la palette stylistique d'IDLES et la révision totale de l'usage de ses instruments fait de CRAWLER un objet bien loin de Joy mais infiniment plus frais et fascinant que Ultra Mono. Un peu plus de deux ans de tournée et d'enregistrement plus tard, nous voici face à TANGK.

"Si le public vous fait le don de vous suivre, vous devez le tester. Dès que vous cédez au confort, le feu s'éteint. À quoi bon faire la même chose deux fois ? Ça, c'est l'usine, pas la musique."

Joe Talbot interviewé par Thomas Richet, Télérama #3866

Niveau communication et promotion, il est question d'un album centré sur l'amour. Pour la production, on assiste au retour aux manettes de Kenny Beats épaulé de Mark Bowen, mais cette fois avec un troisième homme en charge et pas des moindres : Nigel Godrich. Pour ceux qui l'ignorent encore, Nigel Godrich est un producteur star, considéré comme le sixième membre de Radiohead. Il est en effet le producteur de l'entièreté de la discographie du groupe depuis OK Computer, le disque rock anglais que tous les groupes rock anglais ont voulu reproduire en termes d'impact culturel, de prestige ou de révolution sonore depuis sa sortie. Avec un CV qui compte également Air, Beck ou Paul McCartney, le nom de Nigel Godrich aux crédits de votre galette est l'équivalent, aux yeux de l'industrie musicale, d'un sceau qualité or et un tapis rouge déroulé à toutes les cérémonies annuelles. La présence de ce nom est évidemment un motif d'excitation pour les fans... mais aussi d'inquiétude dès lors qu'on voit la répétition du schéma Ultra Mono : "on prend les mêmes, on rajoute des noms prestigieux et on recommence". Inquiétude redoublée de mon côté à la sortie du single DANCER. Après un couplet prometteur, tout en tension, en riffs de guitares simples mais pesants, le refrain tombe à plat. Tout dans l'intention indique qu'il est censé être le climax promis par le build-up du couplet : l'ouverture du jeu de batterie, le chant déclamé de Joe Talbot, les chœurs assurés par LCD Soundsystem, nouveaux invités stars ! Mais le volume ne décolle pas.Pire, on perd le corps du son, les graves généreux du couplet. En vérité, mon jugement de l'époque a été sévère et l'écoute de l'album m'a réconcilié avec ce refrain. Mais sur le coup, on est face à un morceau dont le gros potentiel est un peu gâché par un mixage approximatif signé... Nigel Godrich. Les attentes sont revues à la baisse, et on ne comprendra que plus tard que c'est là que se trouve tout l'enjeu.

Pour l'heure, on a un single bien sûr acclamé par les fans les plus dévoués. Mais pour certains, c'est la goutte de trop. Un album centré sur l'amour, donc a priori inoffensif, après des années de critiques sociétales acerbes avec un humour satirique tongue-in-cheek bien anglais. On va jusqu'à accuser Talbot d'avoir instrumentalisé le prolétariat et la lutte des classes dans les rangs d'autres artistes. Un single pas vraiment punk avec un refrain dansant et des guests extrêmement connus. Pour certains, le mot est lâché : mainstream. De mon côté, on rajoute la potentielle déchéance sonore d'un producteur modèle. Les singles Grace et Gift Horse paraissent mais on zappe et on écoute l'album une fois sorti après avoir vu les avis de particuliers assez tièdes s’enchaîner : et là, c'est la révélation.

TANGK est de loin l'un des albums les plus intéressants d'IDLES.

Il est extrêmement tentant de le qualifier de bon, même d'excellent, voire d'un de ses meilleurs efforts. Mais c'est également compliqué si on veut être objectif, car il faut reconnaître que ce disque ne sera pas pour tout le monde et que ces appréciations de valeur, "bon" ou "mauvais album", dans le cas présent, sont soumises à plusieurs conditions. Alors, oui, l'album TANGK est excellent à la condition primordiale d'avoir intégré une idée-clé essentielle :

IDLES n'est plus un groupe de punk.

Depuis CRAWLER, les signaux étaient clairs mais le groupe ne l'a jamais explicitement exprimé. IDLES a définitivement dépassé les cadres de la restrictive étiquette post-punk/post-hardcore et aspire maintenant à de nouveaux territoires, à d'autres ambiances. C'est un groupe qui a soif de musique au sens large. Ne pas se restreindre à son registre punk n'est pas juste le fruit d'un appétit de renouvellement. C'est aussi une idée riche de bon sens et de clairvoyance : IDLES a bien rejoint le mainstream. Et à l'heure où il remplit des zéniths et des arènes, continuer à vivre sa musique comme dans des petits clubs propices aux pogos relèverait au mieux de la déconnexion, au pire friserait le ridicule. Alors oui, en ces temps où le nombre de projets musicaux explose et que l'auditeur aime bien avoir ses groupes phares attitrés pour des sous-genres donnés bien rangés dans leurs cases, on a vite fait d'oublier que les groupes évoluent encore à notre époque. Avec le recul, ceux qui refusent qu'IDLES abandonne le punk sont les mêmes qui reprochaient il y a bien longtemps à Bob Dylan d'électriser sa folk, ou à Radiohead d'être passé à autre chose que le rock au tournant des années 2000, la comparaison étant inévitable vu le producteur de TANGK. Les exemples sont légion et varient selon les goûts de chacun.

L'appréciation ou non de l'album repose sur un concept dont on oublie trop souvent l'existence et l'importance dans l'univers des arts et du divertissement. Un concept que certains des vidéastes vulgarisateurs qui m'ont donné envie d'écrire sur la musique ont documenté bien avant moi : l'horizon d'attente.

TANGK, et sûrement toutes les futures publications d'IDLES, paraîtront inévitablement flinguées, molles du genou, mainstream ou encore commerciales à ceux qui attendront d'eux un successeur spirituel à Joy as an Act of Resistance. Ils resteront perpétuellement sur leur faim, ceux qui attendent que le groupe publie le disque post-punk hardcore ultime. C'est tout le problème, quand on ne sait pas moduler son horizon d'attente. IDLES a définitivement tourné la page. Pour ses membres, une guitare n'est plus juste une machine à riffs parpaings mais un générateur de fascinantes textures après mille traitements électroniques.

Sur TANGK, IDLES s'essaye à encore d'autres territoires, dont certains déjà explorés, et prend donc le risque de se heurter à la préférence des auditeurs pour d'autres artistes dans ce style spécifique. D'où le double tranchant du choix de Nigel Godrich : le revers de la médaille de se payer un tel producteur est bien sûr de se retrouver dans l'ombre de Radiohead et de souffrir de la comparaison. Et sur ce disque, les citations sont nombreuses : la patte de Godrich est reconnaissable entre mille sur le piano virevoltant et les particules électroniques glitch de l'ouverture de IDEA 01, qui ne détonerait absolument pas sur une œuvre signée Thom Yorke & compagnie. Même constat sur A Gospel, ou sur le gros synthé basse menant la barque de la conclusion du disque sur Monolith.

Comment ne pas tomber de sa chaise à l'écoute de Pop Pop Pop quand on réalise, même avec une large ouverture d'esprit à un monde de possibilités, qu'IDLES fait du Boards of Canada ? Ou qu'il s'essaye à une pop 50s-60s sur Roy (en référence à Roy Orbinson justement) ? On retrouve malgré tout la moelle épinière du groupe sur les singles Dancer et Gift Horse, bien que plus dansants, ainsi que sur le speedé Hall & Oates. Mais en terme de rock nerveux, on fera difficilement plus jouissif que Gratitude, petit bijou de Cold Wave qui fera le bonheur de tous les gothiques qui aiment danser sur un tempo rapide en regardant leurs pieds. Avec son ambiance plus posée, Grace renvoie aux plus anciennes "ballades" du groupe, June et A Hymn en tête, exprimant une délicatesse familière car devant beaucoup moins aux nouveaux choix sonores d'IDLES. Mais ce titre central a été un motif de fâcherie, cette fois-ci à cause de son clip. En effet, celui-ci commet l'hérésie d'être généré par intelligence artificielle, reprenant entièrement le clip de Yellow de Coldplay, montrant un Chris Martin tout jeunot entonner les paroles de Talbot sur la même plage pluvieuse. Avec l'explosion de l'utilisation de l'intelligence artificielle par facilité et par économie dans l'art, protester est de mise. Sauf quand, comme ici, l'IA est bien reléguée au rang d'outil et non de raccourci facile et peu coûteux. Le concept du clip, à savoir reprendre le clip de Yellow, Talbot l'a bêtement vu en rêve. Quant à savoir si c'était réalisable dans la réalité, le groupe a eu la courtoisie de consulter le principal intéressé avant de lancer quoi que ce soit. Chris Martin a été emballé par l'idée et a donné son aval au projet, se filmant lui-même en train de lipsync le titre pour entraîner l'IA et assurer un rendu le plus fidèle à la réalité possible. Donc quand l'IA sert à recréer ce qui ne peut l'être avec les moyens conventionnels pour se mettre au service d'une vision et ce avec l'accord et la participation de l'artiste original, la question du vol est balayée d'un revers de main. Celle de l'éthique peut rester ouverte pour certains, mais en des termes beaucoup plus souples et mesurés que sur l'écrasante majorité des cas d'utilisation d'IA générative à des fins commerciales laissant assez peu de place à l’ambiguïté.

Quant à la thématique de l'album qu'on pourrait facilement qualifier de bisounours, l'amour, il y a aussi à dire. Pas assez punk ? De toute façon, Joe Talbot a déjà dit il y a longtemps qu'il ne se considérait pas en tant que tel, préférant qualifier ainsi des artistes à l'impact bien plus significatif pour l'avancée des droits civiques et sociétaux, comme Sam Cooke, Nina Simone ou Billie Holiday. Alors l'appel au grand soir et à la rage de vivre manquera à certains, mais cet album parle d'amour thérapeutique et exutoire. Pour Talbot, cela passe par la mise au centre dans ses textes de sa fille de quelques années. Lui dont Joy as an Act of Resistance était marqué au fer rouge par le traumatisme de la mort périnatale de sa première fille, sans même parler des années compliquées de galère et d'abus de drogues avant l'avènement du groupe. Comment ne pas s'identifier, ne pas comprendre ce besoin de se centrer sur ses proches et ses amis qui nous apportent du positif en des temps où tout pousse à l'indignation, à la révolte, à la colère ou à la soif de justice et d'équité qui nous épuise physiquement et psychologiquement ? TANGK est au sein de la discographie d'IDLES l'incarnation de ce besoin vital de faire une pause et de se ressourcer au milieu d'une vie de combats et de luttes quand ce n'est pas l'abattement désespéré. Malgré sa rage, l'empathie et la vulnérabilité ont toujours été au cœur de son œuvre et cet album ne fait pas exception.

Quel bilan pour TANGK ? Un album qui ne plaira pas à tous, mais auquel on ne peut légitimement pas reprocher d'être incohérent dans la discographie d'IDLES. L'album d'un groupe qui évolue, peut-être de façon un peu convenue, le passage de compositions brutes et artisanales à l'exploration par les expérimentations sonores étant monnaie courante dans l'histoire de très nombreux artistes pop. Mais cette tentative saura assurément séduire le public qui accordera au groupe le droit d'être autre chose que le fantôme de son incarnation de la fin des années 2010. J'en suis venu à me demander si mon enthousiasme allait s'effriter passé le frisson de la découverte, et après de nombreuses écoutes complètes, plus que je n'en avais accordées à n'importe quel album précédent d'IDLES, le plaisir est toujours intact. Le disque générera des préférences et aura des ventres mous qui ne seront sûrement jamais les mêmes en fonction du public. Je ne le trouve pas parfait, mais indéniablement concis et digeste comme il faut. Un album qu'il faut pour les jours d'humeur plus apaisée ou appelant à la contemplation mélancolique. Les jours de besoin d'énergie, on pourra toujours ressortir ses grands frères dont il est parfaitement complémentaire.

FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
ClartéL'album est superbement produit, le son est de velour et vous donne envie de jouir, 5 sur 5. Si au contraire, l'album est produit avec des jouets toys'r'us; et donne envie à vos oreilles de saigner de s'autoflageller avec un port jack de 1.5m, alors 1 sur 5
DiversitéLa profusion d'ambiance que propose l'album. 1/5: Le disque est un monolithe uniforme. 5/5: Les pistes passent régulièrement du coq à l'âne et de l'âne au coq.
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
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TANGK
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