St. Vincent - All Born Screaming

I have to visit so many planets

Savez-vous ce qu’est une anthologie ?

Une anthologie est un recueil de textes ou de morceaux choisis partageant les mêmes caractéristiques : thèmes, genres, styles, langues, origines géographiques, auteurs, etc.

Ça, c’est la définition bien trop générique que nous donne Wikipedia et on peut vite se dire que n’importe quelle franchise, série ou discographie peut entrer dans cette description. Pourtant, le format anthologique s’incarne concrètement en certaines œuvres comme un corpus cohérent et construit sciemment par leur auteur autour d’un concept clairement défini. Dans le monde des séries, on peut penser à La Quatrième Dimension ou plus récemment à Black Mirror. Des séries créées sur la base d’épisodes complètement indépendants les uns des autres mais reliés dans leurs thématiques : le fantastique pour la première et les dérives de nos relations à la technologie pour la seconde. En musique, on peut se référer à Djesse de Jacob Collier ou à la quadrilogie des éléments de Mastodon.

Mais toutes les œuvres évoquées précédemment ont pour point commun d’avoir été pensées en amont dans leur format : œuvre en quatres parties, quadrilogie ou séries découpées en saisons. Pour St. Vincent, c’est un recueil écrit épisode par épisode qui nous est proposé. Un feuilleton passionnant qui, après trois pilotes et un album en collaboration avec David Byrne, a commencé à étoffer son univers dans des dimensions parallèles. Se sont alors succédés les alter egos d’Annie Clark dans leur version pop-rock extravagante, electro-pop aussi sensuelle que synthétique et enfin musique psychédélique new-yorkaise des 70s.

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Who the hell do you think I am ?

Avec un tel éventail d’incarnations, le projet prend un aspect épistolaire suscitant des attentes s’étalant au-delà de la volonté de découvrir de nouvelles chansons. Quel nouveau personnage va s’inventer St. Vincent ? Quelle identité musicale va-t-il explorer ? Quel decorum va-t-il intégrer ? Chaque apparition de Clark hors de son alias devient alors sujet à spéculation sur les moindres sentiers que s'apprête à emprunter la Texane.

En 2020 c’est une reprise du Piggy de Nine Inch Nails avec Dave Grohl aux fûts qui a brouillé les pistes menant à Daddy’s Home en laissant les fans espérer un virage industriel. L’année suivante c’est la participation de St. Vincent au projet Blacklist de Metallica qui rallumait cette flamme avec une réinterprétation acide et synthétisée de Sad But True. Mais ces attentes étaient-elles bien légitimes ? Ou n’étaient elles seulement qu’une projection de ce que les fans de ce genre de sonorités auraient voulu voir développé au-delà ce qui n’aurait pu être que de simples coups d’un soir ?

La réponse à ces questions n’attendra, heureusement, pas la fin du teasing car dès le premier single de ce qui constitue All Born Screaming, St. Vincent confirme ce cap. Dans le son comme dans le riff, Broken Man rappelle énormément le Into The Void de Nine Inch Nails… Rameutant Dave Grohl pour l’occasion ainsi que pour Flea (le second single, pas le célèbre bassiste), ce titre explosif a déjà tous les ingrédients qu’il faut pour devenir un classique instantané de la compositrice : montée en puissance, clip à la chorégraphie habitée et débridée, gimmick vocaux destinés directement à votre lobe temporal.

Cette direction sera enrichie dans l’ouverture de l’album avec Hell Is Near. Elle vient tirer la couette du Waiting for the Night de Depeche Mode pour envelopper une douce entrée en matière teintée de synth-pop. Malgré tout, le titre développe une atmosphère bien plus lumineuse avant de fondre dans une ambiance très cinématographique à la manière des travaux de Trent Reznor et Atticus Ross. Reckless reste dans cette veine avec ses délicates notes de piano pratiquement extraites telles quelles de The Frail pour donner le véritable coup d’envoi de l’album.

Mais comme a pu nous y habituer St. Vincent, il serait réducteur de résumer All Born Screaming à juste “un nouvel opus teinté de sonorités industrielles”. La carrière de la compositrice est un projet qui grandit avec le temps et s’enrichit des explorations de ses albums précédents. Dignes héritiers des derniers albums en date, Flea et Big Time Nothing profitent à merveille du groove acquis sur Masseduction et du son de guitare bien rond de Daddy’s Home. C’est d’autant plus vrai sur le pont de Flea qui, une fois isolé, pourrait sembler tout droit tiré du prédécesseur de All Born Screaming et flouer aisément des amateurs de blind test. Ces deux singles viendront rassurer les fans de la première heure et conquérir les cœurs des nouveaux arrivants avec leurs langoureuses lignes de basse.

Écho à la douceur duveteuse des premiers albums, The Power’s Out apporte un lyrisme lumineux et resplendissant à l’album après l’ombre jetée par Violent Times, la seconde faisant alors figure de sœur maléfique de la première. Tanguant d’abord avec des cuivres insidieux, la voix d’Annie Clark valse ensuite avec des nappes de synthé éthérées. Les deux titres sont comme les deux faces d’une même pièce abîmée à force de passer de mains en mains, elles-mêmes usées par le monde qui les entoure. Elles font suite à une longue lignée de chansons lyriques de All My Stars Aligned jusqu’à Live In The Dream.

Néanmoins, All Born Screaming renferme son petit lot de pépites cachées. Cette petite ligne de synthé sucrée et sautillante qui vient vous attraper les zygomatiques du haut de sa branche, c’est Sweetest Fruit. Exhalant une délicate odeur estivale délivrée par la voix de velours d’Annie Clark, ses douces effluves sont exacerbées par un jeu sur les chœurs et la réverb qui embaument toute la piste. Une peau luisante renferme des petites notes de synthé trippantes et acidulées qui libèrent toutes leurs saveurs sur le pont dans une explosion toute en subtilité. Le cœur du fruit contient dans sa chair un hommage à des créateur.ice.s LGBTQIA+ malheureusement cueillis dans la fleur de l’âge en les personnes de Sophie Xeon et Daniel Sotomayor. Un très beau titre, peut-être moins flamboyant que les singles à la première écoute mais aux saveurs si envoûtantes après plusieurs rotations.

C’est le titre éponyme qui viendra fermer la marche avec un motif plus funky. On notera la présence remarquée de Cate Le Bon à la basse et sur les chœurs des refrains. Mais c’est surtout dans sa fausse fin puis sa conclusion épique et solennelle que réside tout l’intérêt du titre. Grande apothéose portée par des chants grégoriens entremêlés à ceux de Clark et Le Bon, All Born Screaming s’achève sur un récital presque biblique rendant cet épilogue particulièrement marquant. Un véritable morceau de fin venant combler un manque de véritable conclusion qui se faisait sentir sur les derniers albums en date, Daddy’s Home se terminant même sur un interlude.

Bien que fût raccrochée la perruque blonde, l’épisode précédent a laissé son empreinte dans le son d’All Born Screaming avec quelques textures de guitare toujours bien rondes. Plus que de faire dans l’autocitation de ses travaux passés, St. Vincent continue d'étoffer son feuilleton avec une expérience palpable acquise au fil du temps. Un aspect absolument jouissif et gratifiant pour qui suit son évolution sur le long terme avec cette quête de l'origine de tel ou tel détail. Et pourtant, là où All Born Screaming est le plus impressionnant, c’est dans la simplicité d’écoute qui s’en dégage. Malgré tout le bagage qui a mené à sa création, le disque peut tout aussi bien trouver son public chez le profane sans nécessiter d’avoir en tête d’où il vient.

Avec All Born Screaming, St. Vincent réussit sur tous les tableaux. Cette nouvelle incarnation plus indus et moderne répond avec brio à des spéculations bâties consciemment ou non depuis quelques années. Le passage de Clark à l’auto-production est un nouveau pari mené haut la main et ajoute une corde très prometteuse à l’arc déjà bien fourni de la compositrice.

C’est un nouveau jalon important dans la discographie de St. Vincent. Un nouveau tableau dans une fresque romantique qui ne cesse de s’étoffer de nouveaux paysages. Un nouvel épisode d’une série passionnante que l’on adore suivre avec assiduité. Un nouveau disque à ajouter à l’anthologie musicale qui comble les silences de nos vies pour faire oublier que celles-ci se sont toutes ouvertes sur un cri.

TempératureIndice du mood général de l'album : 1/5 = froid, musique globalement maussade, négative, voire violente 5/5 = chaud, musique très joyeuse voire festive
DiversitéLa profusion d'ambiance que propose l'album. 1/5: Le disque est un monolithe uniforme. 5/5: Les pistes passent régulièrement du coq à l'âne et de l'âne au coq.
FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
Consigne du maître nageur :
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Slip de bain

All Born Screaming
St. Vincent
"All Born Screaming"