Alain Bashung - Fantaisie Militaire

Sacrés Franglais...

Le soir du 14 mars 2009, nous nous sommes rendus en famille à Conflans Sainte-Honorine pour un concert d'anthologie : Marybeth, groupe de rock chanté en français formé par des amis de la famille. Ils n'ont depuis laissé aucune trace enregistrée digne de ce nom, malheureusement, mais ont donné ce soir-là une performance de haut vol et électrique à souhait. Alors que les membres du groupe se mêlaient à la petite foule d'amis et de proches, Yann, l'un des guitaristes, s'est fait taper sur l'épaule par un membre de l'assistance visiblement très agité et l'ayant rejoint, slalomant à toute vitesse au sein du public, pour l'informer de la nouvelle capitale : "Bashung vient de mourir !"

Du haut de mes 14 ans et de toute ma connerie, j'étais très surpris de la violence de la réaction des membres du groupe. Le nom d'Alain Bashung n'évoquait alors pour moi que la chanson française. Comprenez la chanson française dans tout son emmerdement franco-française-romance-à-Paris-Tour-Eiffel, beaucoup de blabla parfois certes joli mais servi sur un accompagnement musical aussi planplan qu'un verre d'eau calcaire et tiède à mes oreilles. À l'époque, je voulais des guitares ou rien. Le temps m'a permis de rattraper bien des erreurs de jugement, d'apprendre qu'il y avait un univers entre les Serge, de Gainsbourg à Lama, mais surtout de me rendre compte que Bashung, au sein d'une œuvre hétéroclite, avait publié un véritable bijou à la croisée des chemins de la chanson et du rock : Fantaisie Militaire.

6bf89f7_iDi_r19JMYoEyHd8qUYH1uZX Alain Bashung en 2002 - ©Richard Dumas

Dans ce monde où les artistes rock émergent autour de la vingtaine, la carrière de Bashung force l’admiration par l’opiniâtreté du bonhomme. Alain Baschung (avec un c) est né le 1er décembre 1947 en région parisienne, d’un père qu’il n’a jamais connu, sa mère ne lui ayant jamais révélé son identité. Enfant, il s’est intéressé au blues, son beau-père lui ayant offert un harmonica. Au début des années 60, il s'est passionné pour Elvis Presley, Gene Vincent et Buddy Holly, puis a fini par se pencher sur les figures de la chanson française de l’époque, comme Edith Piaf. Sa carrière musicale remonte au milieu des années 60, en groupe et en solo. Jusqu’à la fin des années 70, il publie une dizaine de singles, supprime le c de son nom et devient officiellement Alain Bashung quand il ne signe pas sous le pseudonyme David Bergen. Il sert d'abord d’autres artistes en tant que compositeur et arrangeur mais sort finalement un premier album en 1977, Roman-photos, l’année de ses 30 ans, marquant le début d’une collaboration de longue date avec le parolier Boris Bergman. Le disque fait un four, mais Bashung ne lâche pas l’affaire, malgré douze ans de tirs à côté.

Au crépuscule des années 70, il se réapproprie la New Wave, et marque enfin un premier point avec le single Gaby Oh Gaby (qu’on connait mieux aujourd’hui sous sa forme remixée en 1991). Sa notoriété naissante lui permet de composer un album en collaboration avec Serge Gainsbourg, Play Blessures, qui rencontre un succès mitigé à sa sortie mais qui trouvera grâce aux yeux du public avec le temps. Il faut dire qu’avec cet album plus froid et sombre, Bashung acquiert une crédibilité auprès du public rock. Les années 80 sont pailletées de petits succès, dans la chanson mais aussi devant les caméras, puisque l'artiste poursuit, en parallèle, une carrière de comédien. Mais ce sont les années 90 qui marquent le sommet de sa carrière, d’abord avec l’album Osez Joséphine en 1991, un de ses plus grands succès et pour certains son meilleur album, à raison quand on entend Madame Rêve. Puis suit Chatterton en 1994, nouveau succès, avec à la clé le tube Ma Petite Entreprise. Ces deux albums sont assez rétro dans l’ensemble, même pour leur époque, influencés par le rock de la jeunesse d’Alain, le blues et la country.

On arrive en 1997, année de mise en chantier de l'album qui nous intéresse et Bashung va mal. Divorcé, dépressif, en crise de la cinquantaine approchante et en maison de repos. Son ami et parolier, Jean Fauque, lui rend visite et le remet doucement en selle, les deux mettant sur papier de nouveaux textes lors de joutes verbales dont ils ont le secret. Barclay, son label, soumet plusieurs suggestions de producteurs et de musiciens à Bashung pour réaliser ce nouvel album : son choix se porte sur le duo les Valentins, constitué de la guitariste Edith Fambuena et du claviériste Jean-Louis Piérot, ainsi que sur le producteur Richard Mortier. Trois mois de pré-production sont lancés. Les Valentins travaillent d'un côté, Mortier de l'autre, puis l'ingénieur du son Jean Lamoot, l'un des rares en France à maîtriser Pro Tools à l'époque, fait le lien entre les deux parties. Forte d'une base solide, l'équipe se prépare à coucher sur bande le produit définitif, mais Mortier reste sur le carreau pour de graves problèmes de santé.

Il faut un nouveau producteur d'urgence, et en musique, personne ne fait mieux que les Anglais, précepte encore plus vrai pendant les années 90. On débauche donc un certain Ian Caple, investi à l'époque auprès du groupe de pop de chambre Tindersticks et de Tricky, ancien de chez Massive Attack. Et sa méconnaissance de l’œuvre de Bashung ne constituera aucun obstacle pour lui, il va même faire des miracles. Il faut dire qu'il prend dans ses valises quelques atouts de choix, avec parmi eux un certain Adrian Utley, le guitariste du groupe de trip-hop Portishead. L'arrangeur Joseph Racaille complète le gang pour apporter des cordes bien senties et quelques mois plus tard, le 6 janvier 1998, sort Fantaisie Militaire. De l'union de Bashung et son équipe française et de l'influence de Caple naît une fusion des plus équilibrée entre la Nouvelle Chanson française, un rock alternatif loin des carcans vieillissants auxquels le chanteur était habitué et un trip-hop à la pointe de la modernité musicale.

L’album s’ouvre en douceur avec Malaxe, sorte de thème de James Bond, portée par une batterie délicate et des accords de guitare acoustique. Toute son intensité repose sur les claviers, un synthétiseur aérien et un orgue Hammond hanté, rendant le tout très intimidant : j'ai, à titre personnel, de lointains souvenirs d'enfance d'écoutes de ce morceau teintées de malaise. La Nuit Je Mens suit directement. Le single principal de l'album est construit sur une instrumentation similaire, les claviers laissant néanmoins place à un arrangement de cordes classieux. Mélancolique, la chanson s’envole rapidement après une introduction en toute intimité. Bashung donne l’impression de se mettre à nu à travers les paroles intimistes de Jean Fauque, spécialiste du double sens, traitant d’un homme volage et de la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale. Avec son morceau éponyme, le disque ouvre véritablement les hostilités, au sens propre comme au figuré : la chanson met en parallèle les conflits amoureux et la guerre, thèmes mis en musique de manière radicale. Les guitares sont saturées comme rarement et la rythmique en plomb, portée par une lourde ligne de basse cinq-cordes. On est à la frontière du rock industriel, entre l'orgue Hammond toujours aussi hanté, la courte boucle de piano filtrée que Trent Reznor n'aurait pas reniée, le design sonore anxiogène du pont du morceau, ou encore les licks de guitare tout en tremolo reconnaissables entre mille de Adrian Utley.

Après ce morceau noir et impressionnant, Bashung décide de ne pas alléger l’ambiance et s’essaye au trip-hop sur 2043. Le motif et les percussions sont arabisantes, les claviers de Jean-Louis Piérot sont encore plus oppressants et la guitare d'Utley fait toujours plus écho à Portishead. Le chant parlé de Bashung est lourdement filtré, comme téléphoné, avec un subtil écho lui donnant plutôt l'amplitude d'un puissant système d'adresse au public urbain, lui conférant une omniprésence machinale. Tous ces éléments et le simple titre 2043 plantent un décor inquiétant et futuriste, à la limite du cyberpunk. La tension descend enfin d'un cran avec Mes Prisons, qui rejoue la carte du gros rock lourd mais dans une ambiance bien moins pesante, avec de petits interludes menés par les cordes et le vibraphone. Ode à la Vie est quant à elle une sorte de Tomorrow Never Knows du rock français, riche en collage de sons et en samples psychédéliques programmés et posés par le musicien Jean-Marc Lederman sur une batterie élancée et une basse aussi chantante que rebondissante.

C’est aux deux-tiers de l’album qu’on trouve un morceau à part, une singularité, puisqu'elle n'implique ni Fauque, ni les musiciens nommés plus haut. Samuel Hall, adaptation très libre d’un standard country, est une pièce rapportée et cadeau servi sur un plateau d’argent à Bashung par un musicien français incontournable : Rodolphe Burger. Cet Alsacien, de dix ans le cadet de Bashung, ancien prof de philo reconverti, s’est surtout fait connaître avec le formidable groupe de jazz-rock français Kat Onoma. Samuel Hall est une collaboration entre lui à la musique et l’auteur Olivier Cadiot au texte. Burger, pourtant chanteur émérite, n’arrive pas à se satisfaire de ses tentatives de prises de voix et trouve le morceau taillé sur mesure pour Bashung.

J'ouvre une parenthèse personnelle. Ce qu’il faut aussi savoir à propos de Rodolphe Burger, c’est que je le considère comme un des meilleurs, si ce n’est le meilleur guitariste de l’histoire du rock français. Cela tient essentiellement à l’identité sonore unique qu’il s’est forgée à partir d’un son rond, épais et puissant et d'un jeu en finger picking moelleux et rebondissant le rendant reconnaissable à la première note. Et c’est précisément ce qui s’est passé lorsque j’ai écouté l’album pour la première fois avec attention depuis mon enfance. Le morceau est construit sur un boucle rythmique drum’n’bass sous speed qui ouvre le bal sans préliminaires, et les premières notes de guitare ont à peine eu le temps de résonner que j'avais compris que j'entendais du Rodolphe Burger. De son côté, Bashung pose un chant parlé d’une classe sans égale, incarnant un homme tentant d’avancer dans sa routine, poussé à bout, par-dessus cette instrumentation hypnotique mêlant cette rythmique clubbing et un ensemble guitare-Rhodes entre Blues Rock et Jazz Fusion proprement magique.

Allez au Diable ! Je m'appelle Samuel Hall ! Je vous déteste tous !

Les temps forts de l’album s’enchaînent et on passe de Samuel Hall à Aucun Express, un des plus beaux moments de grâce de l’album. C'est une magnifique instrumentation électronique minimale et ambiante mêlant synthétiseurs apaisants, samples aquatiques et métalliques et arrangements de cordes donnant un côté organique, le tout formant un ensemble absolument bouleversant, grandiose et beau à pleurer. Bashung parle de l'idéal amoureux en usant le champ lexical du voyage et des moyens de transports qui ne sauraient le conduire à nouveau à cette personne parfaite. Quant à savoir si dans ce contexte, les paroles "Délaissant les grands axes, j'ai pris la contre-allée" est une petite filouterie bien dissimulée, la question reste ouverte. Alain est six pieds sous terre et Fauque refuse de parler sans la présence de son avocat. Dans Au Pavillon des Lauriers, on retrouve une rythmique trip-hop mêlée à un arrangement de cordes arabisant, Bashung évoquant sa maison de repos. Sommes-nous renoue avec le format ballade rock. L’album se conclut sur Angora, voix-piano-orgue mélancolique s’inscrivant dans un style chanson française bien plus classique et conventionnel, presque en décalage avec le reste de l’album, formant une conclusion à part. Le disque est complété par une superbe pochette signée Laurent Seroussi, survolant le chanteur flottant parmi les lentilles d'eau.

Fantaisie Militaire a fini numéro 1 des ventes en France dès la première semaine dans les bacs, une première depuis les années 80 pour Bashung. Aux Victoires de la Musique 1999, il a remporté trois récompenses, celle du meilleur interprète de l’année, celle du meilleur album et celle du meilleur clip pour La Nuit Je Mens. À l'édition de 2005, le disque recevra une récompense supplémentaire, celle de meilleur album des vingt dernières années. Le chanteur poursuivra dans la voie ouverte par Fantaisie Militaire. D'abord en collaborant à nouveau avec les auteurs de Samuel Hall, posant sa voix en compagnie de son épouse Chloé Mons sur une traduction du Cantique des Cantiques par Olivier Cadiot mise en musique par Rodolphe Burger en 2002. Puis avec son disque solo suivant, L'Imprudence, sorti la même année, sur lequel il rappelle l'ingénieur du son Jean Lamoot, la section rythmique anglaise de Fantaisie Militaire, Simon Edwards et Martyn Barker, mais aussi Steve Nieve et Marc Ribot, respectivement claviériste d'Elvis Costello et guitariste de Tom Waits, afin de continuer à mettre le savoir-faire art rock anglo-saxon au service de la chanson française.

Son dernier album, Bleu Pétrole, marquera un retour de l'empreinte française, avec l'apport majoritaire de Gaëtan Roussel de Louise Attaque ou de Gérard Manset, pour un résultat plus acoustique et moins produit. Ce retour aux sources ne nuira pas au succès du chanteur puisque ce chant du cygne lui rapportera une nouvelle Victoire de la Musique. Une de plus, et la dernière, faisant de lui un des artistes les plus primés de l'histoire de la cérémonie, empochée avec la Légion d'Honneur juste avant qu'un cancer du poumon n'ait raison de lui à l'âge pas vraiment canonique de 61 ans. Comme tout chanteur à succès, les œuvres posthumes ont depuis été de mise. Une revisite de l'Homme à la Tête de Chou de son ami Gainsbourg en 2011, mais surtout En Amont en 2018, vraie collection d'inédits du chanteur, avec comme single principal une chanson aussi sublime que son titre est ironique :

Immortels.

Alain Bashung ne se sera pas payé ce luxe. À nous d'assurer ce statut à son œuvre.

MélancolieL'album inspire plus ou moins la mélancolie, les sentiments maussades et embaumés d'un vague à l’âme. 1/5 : Vous ressentez une légère pique de tristesse. 5/5 : Vous êtes plongé dans les tréfonds du spleen
ImmersionIndice de l'immersion dans le voyage musical. 1/5 : l'album s'écoute les pieds bien au sol 5/5 : l'album vous emmène dans un tunnel de couleur et de sensations
DélicatesseIndice de la douceur de l'album. 1/5 : l'album est assez sec. 5/5 : l'album est un champ de coton
Consigne du maître nageur :
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Slip de bain

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Alain Bashung
"Fantaisie Militaire"