Mastodon - Hushed And Grim

Feutré, sombre mais pourtant si lumineux

Si la vie des groupes de musique que nous chérissons n'est pas d'un calme olympien, certains peuvent clairement se plaindre d'un enchaînement de circonstances plus tumultueuses que d'autres. Dans cette liste non exhaustive, il est un groupe qui sut tirer de ses plus grandes tristesses des joyaux auditifs assez puissants. Provoquant chez l'auditoire un sentiment complexe : souhaiter que tout aille bien chez eux ou continuer à voir déferler les catastrophes en sachant que de ces moments de bas sortira toujours un haut de qualité ? Derrière ce faux dilemme, qui n'est là que pour vous faire croire que votre serviteur est une mauvaise personne, se cache la triste réalité d'un quatuor d'Atlanta qui aimerait aspirer à des lendemains en paix, loin de la Faucheuse.

Tout débute en 2002 avec Remission, premier album de Mastodon, et qui porte déjà la marque de la mort. Derrière ce titre se cache le chemin parcouru par Brann Dailor, le batteur, alors encore peiné de la perte de sa petite sœur en 1990 alors qu'ils étaient tous deux adolescents. Un suicide accidentel provoqué par des harceleurs et qui plongera Brann dans un chagrin incommensurable. Une thématique qui sera exploitée d'autant plus sur Crack The Skye, 4e disque du groupe, le dernier de leur tétralogie des éléments et sorti en 2009. Derrière l'histoire principale de voyage astral et de Raspoutine se cachent énormément de références à Skye Dailor, au trauma vécu par Brann et à sa reconstruction.

Au sortir de ce disque qui terminera de placer Mastodon dans les valeurs sûres du Metal, les Géorgiens vont enregistrer un 5e album du nom de The Hunter. Un titre là aussi lourd de sens puisqu'il rend hommage au frère de Brent Hinds, guitariste solo et chanteur, malheureusement mort dans un accident de chasse pendant son enregistrement. On retrouve sur la tracklist le titre The Sparrow qui salue la mémoire de la femme du comptable du groupe, disparue suite à un cancer de l'estomac. Une piste dont la seule et unique parole est "Pursue Happiness With Dilligence" et qui est un réarrangement de la phrase fétiche (Pursue Happiness Diligently) de cette personne, pour qu'elle colle au rythme de la chanson.

Pour Once More 'Round The Sun, la maman de Brann Dailor tombera dans un coma pendant l'enregistrement du disque. Heureusement, elle s'en sortira, contrairement à celle du guitariste rythmique, Bill Kelliher. Cette dernière succombera d'une tumeur au cerveau durant l'enregistrement du 7e album du groupe : Emperor Of Sand. Un album-concept dont la thématique principale est le cancer, puisqu'en plus de Bill, Troy Sanders, bassiste et chanteur de Mastodon, verra sa femme souffrir d'un cancer du sein. Avant de continuer, laissez-moi vous présenter une petite définition :

Loi empirique postulant qu’un événement rare et catastrophique est appelé à se reproduire dans des intervalles de temps rapprochés.

Derrière cette phrase se cache la Loi des Séries. Qu'on pourrait renommer en Loi de Mastodon tant il semble certain que le pire gravite autour du quatuor. Ce qui nous amène, enfin, à Hushed & Grim. En 2018, le groupe apprend le décès de son manager de longue date Nick John. Emporté, lui aussi, par un cancer, il laissera un grand vide autour des membres tant une relation de proximité s'était forgée avec le temps. Un premier hommage lui sera rendu avec la sortie de l'EP Stairway To Nick John, consistant en une reprise du Stairway To Heaven de Led Zeppelin. D'abord jouée lors de l'enterrement de Nick John, elle fut enregistrée par Joe Duplantier de Gojira, qui poussa les Américains à en faire une version studio tant il fut bluffé par la cover. Chose faite donc avec en bonus tous les bénéfices de la vente de ce disque redirigés dans la lutte contre le cancer du pancréas, cause du décès de Nick John.

Une telle perte laisse malheureusement des traces et quand le confinement toque à la porte, il n'en faut pas plus à Mastodon pour se recentrer sur soi-même et commencer à écrire un huitième album. Il sera décidé d'en faire un hommage à leur manager. Une telle information ne pouvait que laisser optimiste quand on sait la qualité du quatuor à sortir de magnifiques titres dans la douleur. En parallèle, deux informations provoqueront une surprise positive auprès des fans :
- En premier lieu, le producteur. Une nouvelle tête arrive pour chapeauter ce projet avec David Bottrill, artisan du Lateralus de Tool ou encore du Origin of Symmetry de Muse pour ne citer que deux exemples parmi son CV impressionnant.
- Dans un second temps, il fut acté qu'un double album serait proposé aux fans, là aussi quelque chose d'inédit dans la discographie du groupe. Quand on sait l'amour de Brann Dailor pour The Lamb Lies Down On Broadway de Genesis ou bien The Wall de Pink Floyd, il semblait évident qu'un jour, Mastodon se frotterait à cet exercice complexe.

La théorie c'est sympathique mais rentrons dans les faits. Et d'entrée de jeu, Brann nous accueille pour ce qui va être un voyage à travers la discographie de Mastodon résumée en un disque. Hormis pour deux titres, les parties vocales sont assurées par le duo Dailor/Sanders, renvoyant à la partie récente des sorties du quatuor. Musicalement, on alternera entre le metal accessible des albums post The Hunter à des réminiscences du début de carrière des Américains sur certains riffs plutôt saignants.

Par ailleurs, une des meilleures représentations de l'album sera dans sa piste d'ouverture : Pain With An Anchor qui nous accueille par un roulement frénétique suivi d'un premier riff majeur et d'une envolée vocale du batteur portant des paroles touchantes et fortes en émotions.

Oh, my dear
Look what we've done here
My greatest fear
A pain with an anchor

Arrive un premier refrain, chanté par Troy Sanders, puis on repart sur une nouvelle doublette couplet/refrain avant une partie finale différente et qui ici, prend la forme d'une violence plus soudaine, contrastant avec l'ambiance des couplets du début. Cette architecture en deux parties sera très souvent présente sur ce disque, More Than I Could Chew, Savage Lands ou Gigantium en étant d'autres exemples. Pour rester sur l'ouverture de l'album, on se prend une première gifle dans la qualité des riffs mais surtout la production du titre qui est limpide. Là où Emperor Of Sand pouvait pécher notamment dans sa surutilisation des shakers et autres tambourins, bien trop présents dans le spectre sonore, ici, pas de fioritures. Les instruments sont tous sublimés tandis que le chant semble présent de manière naturelle. Un aspect qui sera présent tout au long de ce double album et qui aide à ne pas subir l'heure et demie nécessaire à son écoute.

À peine le temps de récupérer du premier uppercut qu'un second nous débarque avec The Crux et son pont incroyable. Venant calmer le jeu du rythme principal plutôt rapide, la partie centrale du morceau voit Brent Hinds être magistral sur sa six cordes tandis que Troy Sanders apporte toute l'émotion nécessaire aux paroles qui sont assez lourdes de sens.

Waiting with patience of eons
Your presence fades into a memory
Underneath a cloud of silence, you journey into the rift
Will time defy the weight of you leaving us?

Mais là où Mastodon est ingénieux, c'est dans son choix de singles, montrant avant l'heure que cet Hushed and Grim serait riche d'éléments divers et variés. En premier lieu, Pushing the Tides et son format radiophonique parfait si tant est qu'une radio ait envie de provoquer des bagarres inopinées dans la rue. On retrouvera ces mêmes pulsions sur Savage Lands ou même sur The Crux avec son riff principal post pont encore plus frénétique.

Ensuite, c'est Teardrinker qui permettra de laisser poindre de petits indices, notamment via le solo de basse de Sanders, chose inhabituelle pour Mastodon. Une envie d'expérimentation qui sera confirmée sur Dagger, titre ovni de cet album avec son ambiance arabisante et ses percussions jouées par Dave Witte de Municipal Waste. Une piste qui est peut-être la plus déroutante du disque, tranchant bien trop avec l'ambiance générale mais qui reste une intention intéressante.

Enfin, Sickle and Peace avec sa durée plus habituelle pour du Mastodon et un Brent Hinds s'éclatant toujours dès qu'il s'agit de faire couiner sa guitare, et heureusement d'ailleurs puisque ses parties vocales seront réduites à deux chansons.

Une non-présence de Brent au micro qui aura fait tiquer quelques fans tant il est apprécié de par ses travaux dans la première partie de la discographie des Géorgiens. On le retrouve sur Peace And Tranquility, mais surtout sur The Beast qui porte sa signature via le riff principal tout droit sorti de son imagination. Il faut dire que le guitariste s'est d'abord fait les mains sur des banjos, lui offrant ce style assez reconnaissable dans le picking comme on a pu l'entendre sur Divinations de Crack The Skye.
Après quelques écoutes, il semble plutôt évident que les parties vocales furent logiquement réparties tant les chansons collent parfaitement au duo Dailor/Sanders. Néanmoins, il est un domaine où le guitariste reste intouchable : les soli.

A travers les quinze pistes, on se prend à encore être surpris du niveau de Brent Hinds, qui a pourtant déjà montré toute sa classe sur l'ensemble de la discographie de Mastodon. On peut évoquer More Than I Could Chew, Skeleton Of Splendor ou Gigantium comme petits échantillons de son travail gigantesque. Un guitariste qui n'est jamais aussi bon que quand il doit transmettre un maximum d'émotions à travers sa six cordes. Et il le fait divinement bien, ne laissant son rôle qu'à deux occasions sur ce disque : The Beast où il laisse la place à son ami Markus King, guitariste de blues et surtout Had It All où c'est Kim Thayil, membre de Soundgarden, qui s'occupe du solo.

Car si Mastodon s'est fait plaisir sur la durée et le nombre de pistes, il s'est aussi autorisé quelques guests pour pimenter l'écoute. Et si Scott Kelly, habituelle présence sur les albums, est aux abonnés absents, on peut retrouver les deux noms cités ci-dessus ainsi que Darby Rose Tapley, fille de leur ingénieur du son Tom Tapley, pour l'intro de Sickle And Peace. Surtout, on peut saluer Jody Sanders, maman de Troy, qui joue du cor français sur Had It All. Néanmoins, il est important de citer un autre nom qui a eu un impact non négligeable sur le disque : Joao Nogueira.

C'est en étant claviériste du Claypool Lennon Delirium que le Brésilien s'est fait connaître aux yeux et surtout aux oreilles de Mastodon. Alors que le quatuor cherchait quelqu'un pour s'occuper des claviers sur Hushed And Grim, Nogueira s'est porté volontaire et cette rencontre fut une très belle chose. S'il n'est pas proéminent dans le spectre sonore, son travail est parfait pour donner encore plus de substance à certains titres. Dagger, Skeleton Of Splendor, Gobbler of Dregs pour ne citer qu'eux. Il est par ailleurs resté auprès du groupe pour ses différentes tournées servant à promouvoir le disque.

Une promotion qui, paradoxalement, commencera bien avant son annonce officielle. Retour en juillet 2021, précisément le 16 pour un concert au Georgia Aquarium. Un live diffusé exclusivement sur les internets et qui avait la particularité d'être en acoustique. Mastodon proposera une setlist assez étrange mais plutôt intéressante avec au milieu un titre inédit qui fera saliver les fans : Skeleton Of Splendor. Une piste qui s'avèrera être une ballade vitaminée assez poignante et dont le cœur proposera une petite partie de synthés suivie d'un solo splendide de Brent Hinds. Un type de chanson qui peut paraître surprenant mais qui ne l'est pas tant que ça : déjà sur The Hunter le quartette s'essayait à ce type de chanson, et on en voit désormais l'aboutissement dans la tracklist avec Had It All.

Une piste dont l'ambiance générale est très sombre et pesante. Il faut dire que le chant de Troy Sanders y est pour quelque chose, s'inspirant sûrement de ses travaux avec Gone is Gone pour aller dans des territoires plus soyeux qu'à l'accoutumée. Le tout est construit sur une montée en puissance jusqu'au solo de Kim Thayil de Soundgarden, venu jouer lui aussi avec un décès lourd sur le cœur, celui de Chris Cornell survenu quelques années auparavant. S'en suit le retour du refrain avec les quelques notes de cor français en fond qui apporte une dose d'épique légère mais pourtant si efficace.

Une piste qui pourrait donner quelques larmes et qui n'est pas la seule. Il faut dire qu'avec le confinement, les membres, surtout Brann Dailor, se sont appliqués pour sortir des paroles qui sont bouleversantes. Par exemple, celles présentes sur la partie finale de More Than I Could Chew sont déchirantes, alors qu'il ne s'agit que d'une seule phrase répétée jusqu'au solo de Brent Hinds.

Say when
And I'll come running back

On peut aussi mentionner le dernier couplet d'Hinds sur Peace And Tranquility qui cache un petit hommage à Crack The Skye, dernier album de la tétralogie des éléments de Mastodon, consacré à l'éther.

I pass through dimensions
And leaving this plane
Turning into the ether
It changes everything

Enfin, probablement le titre le plus dur à encaisser : Gigantium. Non pas qu'il soit mauvais ou bien raté, c'est même tout l'inverse. Cette piste se trouve en clôture de l'album, et doit donc être à la hauteur de ce qu'il s'est déroulé précédemment dans nos oreilles. Non content de surpasser cela, il offre un si ce n'est le passage le plus bouleversant de la discographie du quatuor. La performance de Brann Dailor au chant est remarquable, le solo de Brent Hinds rentre directement dans son panthéon avec Mastodon et les paroles directement adressées à Nick John, notamment les toutes dernières, terminent magnifiquement le disque en forme d'espoir malgré la tempête que l'on a traversée.

My love, so strong
Washing the dirt away
As the snakes all go to their holes
My love, so strong
Bathing in turpentine
Until the flesh and bone come undone
My love, so strong
Deflecting the thoughts of strangers
To reach the other side
My love, so strong
The mountains we made in the distance
Those will stay with us

Il est remarquable de la part d'un groupe à la vingtaine d'années de carrière de proposer un double album aussi riche et fluide. L'exercice avait tout du foirage en bonne et due forme et pourtant, Mastodon sort la tête haute, fier d'avoir rendu à leur manager le plus beau des hommages. Quant à nous, simples auditeurs que nous sommes, nous pouvons nous estimer heureux et chanceux. Car malgré toutes les aventures négatives sur le chemin du quatuor d'Atlanta, il reste debout, prêt à défendre son art et à être accompagné de toutes celles et ceux tombés avant eux. Alors qu'il s'annonçait feutré et sombre, cet Hushed And Grim s'avère être d'une luminosité admirable. Espérons pour le futur que la Faucheuse laisse tranquille le quartette. Il mérite bien un peu de répit.

FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
Joie de VivreComment l'album va impacter votre humeur. 1/5 : Tout est noir et triste, et si je me roulais en boule ? 5/5 : Tout va bien, je souris avant tout.
RiffingIndice de la qualité technique. 1/5 : Bof bof, même votre petit frère ferait mieux. 5/5 : Ok Steve Vai, on te laisse faire
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
Bouteilles de plongée

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Mastodon
"Hushed And Grim"