Bruit ≤ - The Age Of Ephemerality

Sonoriser la résistance

Gigantesque. C’est le mot qui vient spontanément quand résonne la première frappe du batteur Julien Aoufi sur la piste d’ouverture Ephemeral. Notre introduction dans ce voyage musical est massive, l’ouverture évanescente de la section de cordes se fait déchirer par le mur de son qui lui succède. Nous retrouvons Bruit là où nous les avions laissés sur The Machine Is Burning, dans l’église du Gesù de Toulouse, et l’ambiance n’y est pas meilleure. Il y a dans ce premier mille-feuille sonore un goût de désespoir, sans le sublime de The Machine. Le monde ne va pas mieux, abordant une teinte terne au relent de dystopie et à ce moment de l’écoute, on se demande comment tout cela va bien pouvoir finir. Comment le groupe va pouvoir aller plus loin, quand déjà il nous présente une plage sonore où aucune fréquence ne semble pouvoir être ajoutée ?

The Age Of Ephemerality est un nouvel album-manifeste. La couleur dystopique évoquée plus haut prend racine dans les thèmes qui seront abordés durant notre écoute : les emprises de la technologie sur nos vies. L’omniprésence des données et leur contrôle, la course à la nouveauté, l’obsolescence éclair, la rentabilité obligatoire moissonnant le temps libre. La technologie est devenue source de pouvoir, de dérive et d’aliénation. Nous faisons face au technofascisme et sommes toutes et tous forcé·e·s d'interagir dans le techno-cocon des données, pour citer Alain Damasio.

Le moissonnage des données, c’est le futur que certains veulent nous faire désirer. Le titre Data laisse entendre une figure des GAFAM nous inviter à adhérer à son modèle. La réponse du groupe est immédiate, laissant tourner un arpège dérangeant et anxiogène, sur lequel se posera une batterie d’inspiration drum & bass et une multitude de glitchs sonores.

En déjà deux titres, nous pouvons saisir toute l’ampleur de la production de l’album, qui usera de tout l’arsenal technologique possible pour peindre son manifeste. Bruit excelle une nouvelle fois dans cet exercice où le grain des bandes magnétiques va s’opposer aux textures des synthés modulaires, où la réverbération naturelle d’une église fut capturée par une multitude de micros plutôt que d’user d’un plugin, où les instruments acoustiques cohabitent avec ceux amplifiés.

Cette richesse d’approche ne se cantonne pas au son. À travers l’album s’allient un grand nombre de genres musicaux. Entre arrangements de musique savante, bulles minimalistes, décharges post-rock et frénésies electronica, The Age Of Ephemerality souligne le savoir faire du groupe qui conjugue des influences très diverses sans donner une sensation de greffe patchwork à l’ensemble (en partie grâce à la cohérence de la production). On pourrait même se demander si l’étiquette de post-rock ne serait pas trop étroite face à un travail de composition dont émane une forte aura avant-gardiste. Une cohérence et un effort général au service du message porté par le disque.

Les titres s'enchaînent avec cette identité forte, s’illustrant chacun à leur manière : les changements de dynamique de Progress/Regress, la longue montée de Techno-Slavery/Vandalism… toujours avec cette teinte morne de par le regard porté sur l’évolution de notre société. Malgré la beauté générale indéniable, on peut se demander en cours de route jusqu'à quel tréfond notre écoute va nous mener en sachant la tendance qu’a eu le groupe à repousser les murs du son.

Bruit the age image Bruit ≤ de gauche à droite : Julien Aoufi, Théophile Antolinos, Clément Libes et Luc Blanchot ©Arnaud Payen

Lorsqu'arrive la dernière piste, The Intoxication Of Power, quelle surprise de se retrouver dans des couleurs majeures, dans un espace sonore très aéré. Après avoir traversé un enfer dystopique, au moment de conclure cette dénonciation de la corruption devenue intrinsèque à la course au progrès, le groupe nous offre une lueur salutaire.
Entrent les sections de cordes et de cuivres, insufflant héroïsme et espoir. Comme si nous, auditeurices, faisions partie de celleux refusant cette direction et nous retrouvions autour d’un hymne épique pour rester uni·e·s toutes et tous ensemble. Une sensation recherchée par le groupe, qui choisit de performer ce grand finale dans une live session bénéficiant une fois de plus d’ un lieu d’exception : 30 mètres sous terre dans le réseau du métro toulousain. Un hommage aux réunions souterraines de la Résistance française, un parallèle à la naissance de la contre-culture qu’encourage Bruit contre le système en développement.

Cette live session appuie d’autant plus cet appel à l’union, s’ouvrant sur les membres du groupe se faisant face, opposant ceux assurant la section rock et ceux faisant part à la section classique du titre. C’est lors de deux ponts aériens que Clément et Luc rejoignent leurs camarades Théophile et Julien pour former leur entité de groupe, au moment où l'harmonie du morceau module, troquant ses notes homériques pour une ambiance plus menaçante. Après avoir honoré les résistant·e·s sur sa première partie, The Intoxication Of Power remet ce groupe d'individus face à l’ampleur de leur mission sur son dernier segment. Débute alors le dernier crescendo de l’album, nous emmenant vers les sommets d’intensité que nous avons pu connaître tout du long de notre écoute, avant de s’achever brutalement sur la dernière frappe de Julien. La pièce se conclut sur des mots de Georges Orwell, nous impliquant une dernière fois :

La morale de cette histoire est simple : Ne laissez pas cela se produire. Cela dépend de vous.

C’est un voyage bien rude que ce The Age Of Ephemerality. Avec son second-né, Bruit nous embarque dans des sujets graves, tout en sachant nous fournir des bulles de respiration avant de remettre la tête sous l’eau. C’est une écoute exigeante, à l’image du groupe qui a déployé des efforts de composition et de production remarquables afin de nous partager son regard sur l’avancée dystopique de nos sociétés et leur utilisation de la technologie.

Un ensemble qui ne fait qu’affirmer leur statut de groupe incontournable, dont l’audace ne sera visiblement limitée que par les moyens dont disposera l’évolution de leur carrière admirable.

Joie de VivreComment l'album va impacter votre humeur. 1/5 : Tout est noir et triste, et si je me roulais en boule ? 5/5 : Tout va bien, je souris avant tout.
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
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Consigne du maître nageur :
Scaphandre
Scaphandre

The Age Of Ephemerality
BRUIT ≤
"The Age Of Ephemerality"