Gojira est le porte étendard du metal français. Avec un line-up stable depuis plus de vingt ans, les quatre Landais jouissent d’une réputation sans égale, que ce soit en succès critique ou commercial, sans que cela ne semble les affecter. Si d’autres groupes de l’hexagone ont réussi à se faire une place dans la scène, ainsi qu'à connaître une certaine réussite, seule la formation basque a pu s’exporter à l’étranger durablement. Enfin reconnue par les médias généralistes en France depuis Magma, elle a eu le droit à une tournée des journaux sans précédent, passant par Télérama, France Inter ou encore Quotidien. C’est donc dire si ce nouvel album était attendu, ayant été teasé depuis Octobre 2018. Comme pour Magma, le disque a dû être retardé pour une raison extérieure au groupe, à savoir le Covid-19, étant initialement prévu pour l'été 2020. Pour nous tenir en alerte, Gojira a sorti plusieurs singles, attisant ainsi les attentes du public. Fortitude fut lâché sur internet et dans les bacs le 30 Avril, laissant à chacun la liberté de se faire son avis sur le septième album du quartette.
Et c’est ici que la façon dont je l’ai découvert et reçu va avoir son importance : en effet, pour l’entité musicale la plus chère à mon cœur, j’ai voulu découvrir leur dernière création d’un bloc. Cela a signifié éviter tout single, même Another World sorti 9 mois avant l’album, afin d’avoir une écoute libre de tout préjugé en dehors de ce que je connaissais déjà du groupe. J’ignorais totalement dans quelle direction ils allaient partir. La surprise fut de taille pour ne rien vous cacher. En finissant Fortitude, je terminais sur une déception certaine et surtout une énorme frustration bien aidée par les deux derniers morceaux. J’étais perdu par l’album et en plein questionnement sur les choix du groupe, ne sachant alors comment les comprendre. Rassurez-vous, plusieurs écoutes plus tard, mon opinion sur le disque a changé positivement, mais je le considère comme un des plus faibles de leur discographie. Néanmoins tout n’est pas à jeter, loin de là.
Revenons d’abord sur le concept et les ambitions derrière Fortitude : pour les musiciens, le nom de l’album signifie “le courage face à l’adversité”, cette dernière pouvant venir du monde qui nous entoure ou de nous-même. On retrouve cette intention sur la majorité des paroles, notamment sur Hold On, Into The Storm ou The Chant. Au niveau des compositions, même si les frères Duplantier ont tenu à garder ce qui fait Gojira, ils admettent avoir orienté leur son vers le public américain, qui représente deux tiers de leur fanbase.
Ensuite, le groupe a sorti de sa retraite Andy Wallace, appelé afin que le son de cet album se rapproche de ceux ayant marqué et influencé Gojira.
Enfin, pour la pochette, Joe a représenté avec un superbe trait sa vision de la “fortitude” : ce guerrier au visage renfrogné devant ce fond de bronze, protégé d’un bouclier aligné dans les couleurs avec son cœur, transmet cette idée d’être prêt à faire face aux épreuves à venir. Il évoque même la possibilité de les affronter frontalement avec cette lance.
Dans le son, l’entrée en matière Born For One Thing est une excellente mise à l’étrier pour l’auditeur, le morceau étant un condensé des œuvres des musiciens jusqu’ici. Riff death, refrains aériens et mélodiques, breakdowns lourds, couplets avec un bon groove et gros travail sur les voix, l’introduction nous présente tour à tour les ingrédients ayant fait le succès du groupe, en y additionnant leur dernier ajout, les harmoniques naturelles apparues sur la version live de Pray.
La musique proposée va aller dans le sens qu’avait pris Magma : Gojira s’assagit et se permet de faire des chansons s’éloignant de la brutalité ayant fait leur force jusqu’ici. Que ce soit la fin d’Another World, le début d’Hold On ou surtout The Chant, le côté plus doux et les influences plus rock du groupe ressortent. Pour autant Grind, Sphinx ou Into The Storm sont là pour nous faire chauffer les cervicales; certaines auraient pu figurer sur L’Enfant Sauvage. Mario est par moments extrêmement démonstratif sur Fortitude, tranchant un peu avec le reste des instruments moins exubérants.
Néanmoins, c’est l’adoucissement qui ressort le plus, The Chant et The Trails étant clairement plus atmosphériques que metal. Les riffs sont moins complexes, plus accessibles, dans la continuité du travail entamé sur leur sixième album. L’efficacité est plus directe, sans pour autant qu’on ait un ressenti de facilités prises dans l’écriture. Les refrains sont désormais chose commune, seul l’interlude éponyme en est dépourvu puisque c’est un morceau instrumental. Même si ce parti pris est aussi valable qu’un autre, l’écart affiché peut rebuter les plus vieux admirateurs du groupe dont je fais partie. Un sentiment de déjà-vu vient de temps à autre : je pense à Into The Storm dont l’intro se rapproche dangereusement de celles de The Cell puis de Pray. Cela fonctionne aussi pour l’outro de New Found, ressemblant à celle de Vacuity, ou en plus évident, les couplets de The Chant qui pourraient s'interchanger avec ceux de The Shooting Star. Autre point un peu décevant pour le “vieux” fan que je suis : la simplification. Si elle peut être bénéfique par moments, elle a parfois été trop loin à mon goût. Je pense notamment à The Trails qui se dégonfle brusquement après un troisième couplet qui semblait partir vers une belle apogée ou encore à Grind, excellent morceau mais qui ne propose plus rien après la moitié de sa durée. Ces conclusions faibles font défaut à l’album, laissant un léger goût d’inachevé comme sur Amazonia ou Into The Storm.
Sur Fortitude, les influences sont plus palpables qu’auparavant. De l’hommage le plus évident à Sepultura sur Amazonia à celui plus subtil à Mastodon sur The Trails et l’utilisation récurrente de shakers par Mario, Gojira ne s’est jamais autant éloigné de son son.
Autre particularité, pour la première fois dans la discographie, l’interlude n’en est pas vraiment un. Il sert surtout d’intro à The Chant, qui aurait trop détonée si elle avait immédiatement suivi New Found. Le premier morceau cité est également l’occasion la plus évidente de remarquer que Gojira a travaillé ses voix comme jamais auparavant. Les chœurs sont omniprésents sur l’album, qu’ils soient la mélodie principale ou juste en fond pendant des ponts. De nombreuses couches étoffent le mix, preuve de la continuité établie sur Magma, appuyée par la voix toujours plus claire et mélodique de Joe.
Le ressenti en devient plus éclairé qu’auparavant pour les Landais, on pourrait parfois s’imaginer déambuler au milieu de la nature : dans The Chant, on marche dans la chaîne de l'Himalaya, dénuée d’arbre (idée bien ancrée par son clip). The Trails explore de son côté un désert balayé par les vents, où il est difficile de voir sur quel chemin nous nous aventurons. Et comme Gojira travaille bien ses visuels, la nature évoquée a la même couleur que la pochette de l’album avec cette teinte bronze / jaune / marron typique de l’ouest américain et ses Rocheuses, plutôt dans son côté aride que boisé.
L’aspect plus abordable des riffs se retrouve aussi dans les vers, plus directs et moins ésotériques que précédemment, notamment l’énorme cliché du “Put your fist in the air” du refrain d’Into The Storm. Néanmoins, Joe Duplantier a su diversifier les thématiques, même si l’écologie est toujours présente (Amazonia, Another World). Dans Fortitude, il évoque le surpassement de soi (Hold On, New Found, The Chant, Into The Storm, Grind ) face à différents adversaires. Que ce soit nager pour survivre, se démener pour trouver une zone de confort, s’échapper pour atteindre son idéal, le frontman nous invite à nous battre pour dénicher le meilleur de nous même.
“The long days you've had, enough to figure out
What it is you dig and what you're bleeding for
A bright light now making you alive
Connecting the dots, a brand new ritual”
New Found
D’une certaine manière, Hold On et New Found s'enchaînent bien dans cette vision, la première nous demandant de résister jusqu’à ce qu’on tienne notre résolution, puis la seconde dévoilant cette solution découverte telle une île au milieu d'un océan de luttes.
Ces luttes sont symbolisées tout au long de l’album par une opposition entre la terre, le ciel ou la mer, ou parfois plus simplement entre haut et bas.
Un conflit interne est aussi présent au travers des vers du chanteur : une légère contradiction s’est glissée entre Grind et Into The Storm. Tandis qu’une nous enjoint à pratiquer une forme de désobéissance civile, à se battre contre les lois humaines injustes, l’autre prétend que personne, surtout pas l’auditeur, ne peut résister face à la machine qu’est la routine de notre quotidien.
Autre nouveauté pour Gojira, la basse est bien plus en avant que sur les précédents albums. On entend Jean-Michel comme jamais, avec un son plus agressif, distordu se révélant extrêmement plaisant à l’oreille. Le mixage et la production sont plus poussés que jamais sans que le son paraisse trop lisse et poli. Il faut pour ça remercier Andy Wallace, producteur, mixeur et ingé son au portfolio légendaire qui avait travaillé avec Sepultura, Nirvana ou encore Slipknot. Cependant, son travail donne un son plus “américain” à l’album qu’à l’accoutumée. Cette “patte sonore” qui traînait sur les productions jusqu’au départ des Landais outre-Atlantique a définitivement disparu. Cette absence est à l’appréciation de chacun, mais de mon côté j’ai l’impression de perdre un peu d’authenticité.
Ceci, avec tous les éléments cités plus haut, me fait dire que Fortitude est un album plus accessible pour les “masses”. Ce n’est pas totalement intentionnel, mais il n’empêche qu’il a fonctionné sur ce côté, réussissant à être la meilleure vente en physique tous genres confondus aux USA lors de sa sortie selon BillBoard. L'œuvre représente ce qu’on aurait pu craindre d’entendre quand le groupe est passé sous l’égide de RoadRunner Records. Mais contrairement à il y a 10 ans, le groupe a évolué et ce rendu s’inscrit dans la continuité de L’Enfant Sauvage puis de Magma.
Ainsi on aura une énorme sensation de refrains taillés pour les festivals et les stades afin de faire chanter tout le monde. Ça avait commencé à se voir avec Stranded, c’est désormais beaucoup plus clair avec Into The Storm, Hold On, New Found et The Chant.
Dans cette même suite logique, l’album est aussi plus lumineux : on perd en lourdeur et en mélancolie, mais les chansons défilent aisément, leur diversité et leur hétérogénéité empêchant l’ennui durant l’écoute.
Mais Fortitude est surtout la preuve que désormais Gojira délaisse la mise en avant du riff pour servir la mélodie ou la voix. Tout n’est pas perdu et certains grooves sont toujours là pour chauffer votre nuque, mais le quatuor semble désormais privilégier une belle progression d’accords plutôt qu’un riff tranchant. Si les avis divergent pour décider si c’était la bonne direction à prendre, j’estime qu’il manque quelque chose à cette facette que je qualifierais de plus inoffensive des Français. Les morceaux sont moins mémorables, plus “génériques” pour du Gojira. Non pas qu’ils soient devenus un groupe lambda, nuançons le propos, mais cet album ne se démarque pas autant de la scène si on le compare aux créations précédentes.
Finalement c’est peut-être pour ça que Fortitude sonne si différent chez moi : j’ai sans doute perdu cette connexion au petit plus qui rendait le groupe si spécial à mes yeux. L’album reste dans les standards de qualité de la discographie, mais le chemin qu'ont choisi les membres les uniformise d’une certaine façon, faisant perdre une partie de l’attrait que j’avais pour la formation.
Ce nouveau sentier promet de grandes choses à l'horizon pour ces grands musiciens qui le méritent tellement, après avoir fait preuve d'énormément de fortitude depuis leurs débuts. Si j'ai, à mon immense regret, du mal à les suivre, je n'ai aucun doute que le public suivra leurs empreintes avec attention.
Gojira
"Fortitude"
- Date de sortie : 30/04/2021
- Label : Roadrunner Records
- Genres : Metal, Death Metal, Metal Progressif
- Origine : France