Après Gore, Ohms réussit-il à remettre tout le monde d'accord ?

4 ans d'attente pour un nouvel opus de la part des Californiens.

Deftones ont toujours produit depuis leurs débuts des œuvres de grande qualité et ce de façon remarquablement stable. Les géants de Sacramento ont sorti en effet quelques-unes des meilleures galettes metal de ces vingt dernières années, sans sourciller, en dépit d'événements sombres pour eux durant cette période. Leur réputation pour l'association de qualité et de renouvellement a été quasi-impossible à démentir. Leur nom est resté tout en haut parmis celui des entités les plus importantes du genre avec l'impérial Koi No Yokan en 2012, devenu un favori des amateurs de Deftones, ainsi que Saturday Night Wrist plus tôt en 2006. Même lorsqu'ils usent de formes plus directes, comme par exemple sur Diamond Eyes en 2010, il y a toujours au centre de leur language l'ambivalence entre le clair de la voix sulfureuse de Chino Moreno et l'obscurité cryptique de la musique.

Pendant des années, la formation a toujours semblée être en pleine maîtrise de ses codes. Ses membres ont toujours apporté de nouvelles choses à une esthétique qui a maintenant influencé toute une génération d'artistes. Chino Moreno et Abe Cunningham ont notamment raffiné à chaque fois les expressions de leur esthétique avec respectivement des lignes mélodiques perçantes, délicieusement accrocheuses, ainsi que des phrases rythmiques aux constructions à la fois tortueuses et souples. L'ultime catalyseur de cette alchimie sonore est l'onde crachée par les amplis de Stephen Carpenter qui reste, jusqu'à présent, le marqueur le plus direct de ce que les cinqs musiciens cherchent à représenter à travers chaque opus. Sur Diamond Eyes, le ton sec et brut des huits-cordes montre la volonté d'épurer les règles du jeu qu'ils éxecutent. Même sur leurs premières sorties, le son est un véritable point de repère pour l'auditeur en ce qui concerne l'évolution artistique de Deftones. Si un changement dans l'intention du groupe devait se produire, c'est d'abord par le choix de textures et de fréquences nouvelles pour les guitares qu'on le remarquera.

91608_Deftones_New_Press_Picture_2016_2_1_.011c6919.webp De gauche à droite : Sergio Vega, Stephen Carpenter, Chino Moreno, Abe Cunningham, Frank Delgado Photo par Raymond Ahner

C'est ainsi qu'on en vient à ce qui s'est produit pour l'album de 2016, à savoir Gore. Thématiquement l'album montre un caractère très changeant, possédant un spectre d'expressions balayant tout le registre de ce que Deftones a produit jusqu'alors. Dès les premières écoutes, on a pu noter une chose : beaucoup de déjà-vu. Cela vous sautera aux oreilles si vous écoutez l'album en amateur du groupe Californien. Les guitares adoptent tantôt le tranchant de Koi No Yokan, tantôt pèsent de tout leur poids comme dans l'éponyme de 2003. Elles revètent parfois même des allures dans le style de White Pony. Découvrir pour la première fois un Deftones qui semble se reposer sur ses acquis a été une nouvelle expérience. À sa sortie l'album fut un peu pointé du doigt, à juste titre.

Ayant quand même de beaux atouts (Phantom Bride, Hearts / Wires) les amateurs lui pardonneront assez largement ses écueils déjà explorés. Gore est un album restant plutôt fort malgré ses esthétiques revisitées. Deftones est simplement passé en vitesse de croisière durant cette époque en quelque sorte.

Gore échoue à unifier ses morceaux, aussi bons soient-ils. Cela est peut-être dû à un léger manque d'éléments liant les pistes ensemble. L'album le plus fragmenté, le plus lunatique de la discographie du groupe avant ça, Saturday Night Wrist, possède un souffle et une vision unificatrice l'aidant à joindre ses errances les plus saugrenues. Avec des annonces pour le successeur de Gore semblant indiquer que Deftones avait trouvé une ligne directrice plus claire pour son opus suivant, les choses ont paru être en bonne voie et Gore pouvait n'avoir été qu'un simple petit écart après tout.

Deftones_Studio_Ohms_Insta.png Photo par @frvnkdelgvdo (instagram)

Nous arrivons enfin à l'année 2020 où sort le fameux Ohms dont il est question aujourd'hui. Entrant dans la création de cette œuvre, les gars de Sacramento ont voulu traiter de ce qu'on va appeler "l'atmosphère du siècle". C'est donc un nouveau de ces "albums climat" qui cherchent à coller à l'ambiance actuelle, à ces faits qui accablent l'humanité en tant que destructrice de la vie ainsi que de la beauté du monde.

Il faut bien admettre une chose, c'est que l'époque leur va bien. Nous parlons de l'actuel mal-être généralisé de la jeunesse, qui est tiraillée entre de multiples plaies. L'épée de Damoclès climatique qui s'enfonce chaque jour un peu plus dans des corps déjà meurtris par les blessures bien réelles qu'infligent la police, la pauvreté... Ajoutez à cela dépression et politiques gouvernementales perfusées aux hormones de la sacro-sainte croissance. Nous savons tous trop bien de quoi il peut retourner. Le groupe a toujours été associé à une esthétique jeune, vive et tourmentée, cela depuis le départ avec leur position de figure majeure du nü-metal, puis du metal alternatif en ce nouveau millénaire. Ce dernier est également devenu crasseux sous leurs yeux.

Seulement, il faut bien l'avouer, le groupe adopte un point de vue qui, bien que toujours cryptique, esthétique oblige, donne le sentiment d'être en léger décalage avec toutes ces choses. Tout d'abord, Deftones exprime des idéaux quasi-nihilistes. Loin de moi cependant de dire que le nihilisme est nécessairement pauvre en idées, cependant ils ne l'ont pas rendu plus riche. Même si l'interprétation joue un rôle ici, ces choses transparaissent assez clairement.

Visualisons donc les paroles de cette œuvre. Voyons ce qu'elles peuvent nous traduire du rapport à l'univers qui y est représenté. Comment approchent-ils ce monde rempli de problématiques vivantes, complexes, brûlantes ? De ce qui transparait majoritairement, le groupe adopte ce qu'on pourrait décrire comme le summum de la nonchalance et de l'indifférence, à la limite de l'apologie du pire. Voyez plutôt quelques extraits :

"Thanks, you want action?
Yeah, I'm aware which form you think I should try
That shit means nothin'
You see, I'm done"
Deftones - This Link Is Dead
"I reject both sides of what I'm being told
I've seen right through, now I watch how wild it gets"

"I finally achieve
Balance, balance, balance...
Approaching a delayed
Rebirth, rebirth, rebirth."
Deftones - Genesis
"We'll start again, taste a lifestyle that never gets old
Yet here we go, just watch how wild it gets"
Deftones - Genesis

Pour les non-anglophones, ces paroles montrent une perspective qui se détache au final des problématiques. Elle est plutôt désintéressée de toute forme de morale, privilégiant le fait de s'adonner aux plaisirs éphémères et entre même dans un rapport hostile au changement. Voilà ce que dépeint ici Deftones : le monde est fichu et l'a toujours été. S'il existait une solution valable elle serait, d'après eux, générée en niant toute forme d'engagement personnel, en restant sagement dans la neutralité ou pire, en prônant une forme de décadence généralisée. Par ailleurs les métaphores sexuelles tacites sont désormais assez classiques pour le groupe, les mélanges cryptiques entre désir et toxicité aussi. Nous avons donc affaire à des choses qui soit penchent vers la neutralité complice à propos d'enjeux importants, soit montrent une vision animale de l'être en société.

Certes, Deftones pourrait très bien être dans la construction d'une vision qui cherche à mettre en relief ces perspectives pour qu'elles nous paraissent dérangeantes. Cependant, pour que cela fonctionne il y a besoin d'être clair. Or ce n'est pas dans la clarté de ses messages que Deftones excelle, mais bien dans ses zones les plus brumeuses et floues comme vu au début de cette chronique. Cet aspect les dessert ici. En fait, leur talent est mis au service d'un propos parfaitement auto-destructeur. Ces choses qui tournent autour d'une forme de nihilisme qui est celui, typiquement, d'un adolescent effrayé par la réalité font de l'album une œuvre qui glorifie cette perspective malade. Elle romantise un nihilisme qui est utilisé pour fuir la complexité du monde au final.

Un tel message aurait pu être parfaitement cohérent en 1996 pour la génération grunge, mais en 2020 venant d'une entité aussi influente que Deftones cela peut décevoir un peu. Pour une époque qui supure le besoin de dépassement par tous ses pores, qui exige une véritable inspiration pour ce qu'il y a de beau en l'humain toutes ces choses fatalistes et mornes paraissent quelque part fainéantes. Il y a des personnes, même parmis les adeptes du groupe, qui se développent vers un avenir différent d'une chute abyssale vers le néant. Elles ne sont peut-être pas motivées par l'espoir mais elles montrent que quelque chose de plus que la crasse subsiste en l'humanité, chose en laquelle Deftones ne croit visiblement pas. Certes, tous ces points de vue ne sont pas nécessairement mal amenés ni intrinsèquement dénués d'intérêt. Le monde vu par Deftones n'est pas à coté de la plaque d'une certaine façon. Des millions de personnes font l'expérience de ces ressentis, ne demandent qu'à "laisser tomber" et se réfugier dans des comportements sans finalité autre que celle de redonner un goût à une vie maussade. Après s'être aperçu de cela, on peut laisser le bénéfice du doute à l'album vu qu'il a encore beaucoup à offrir. Cependant il n'y a malheureusement pas que sur le fond qu'on peut sentir quelques rugosités.

Le son sur cet opus est quelque part plus unifié que celui de son prédecesseur. C'est une réussite car il est dès lors plus homogène, on pourrait même s'attendre à ce que l'écoute soit plus fluide. Seulement ici également, Deftones peine. La texture et la couleur instrumentale sur cet opus s'est changée. Il y a ce que l'on pourrait décrire comme un "floutage" au niveau du son des guitares. Ces dernières ont perdu en clarté ainsi qu'en poids et à quelques exceptions près, passent plus inaperçues. Elles peinent même à complimenter le reste de la formation. L'instrumentation est aussi altérée par l'apport de synthétiseurs. Leur implémentation est un peu grossière et leur sonorité est assez attendue pour un instrument que tout le monde s'est mis à ajouter à ses compositions depuis des anneés. Au final ces changements donnent un son, certes, assez inédit pour la formation mais dont on peut questionner l'usage.

Ces nouveautés dans l'instrumentation font, dans l'esprit, penser de façon lointaine à celles que Baroness a inclu dans son dernier album. Ce dernier fut remarqué pour sa qualité volontairement plus brute. D'une façon moins extrême, on pourrait penser que Deftones fait quelque chose d'un peu équivalent, sans aller aussi loin que les membres de Baroness. Sur Gold&Grey, ces derniers ont réalisé de magnifiques morceaux montrant qu'ils se sont correctement appropriés cette nouvelle esthétique unique. Deftones ne copie nullement Baroness, mais il y a eu chez votre serviteur des ressentis similaires lors de la première écoute de Ohms que lors de la première écoute de Gold & Grey. L'un m'a au final convaincu, l'autre peu, malgré d'honnêtes tentatives.

C'est sur la qualité globale des morceaux que Ohms m'a beaucoup laissé sur ma faim. C'est probablement ce qui a le plus joué dans mon appréciation globale de l'œuvre. Ses codes, ses paroles et son instrumentation s'articulent autour de beaucoup de morceaux qu'on pourrait qualifier de très moyens pour du Deftones. La voix de Chino Moreno force des gimmicks maintenant assez épuisés, notamment lorsqu'il désire rendre à sa voix sa qualité langoureuse. En essayant d'y ajouter des sortes d'harmonisation, il y a dans beaucoup de morceaux des interventions du frontman qui ne sonnent pas du tout. Presque pour palier à cette relative faiblesse, la quantité de screams est assez importante.

Chino_tout_seul.jpeg source flickriver.com

Beaucoup de mélodies sont oubliables également. Ceremony par exemple : son refrain ainsi que l'instrumentation qui l'accompagne semblent très lisses. Ils sont heureusement sauvés par un riff bien placé, rare occurence dans le début de l'album dont l'effet est rapidement détruit encore une fois par les errances vocales de Chino. Ce dernier donne beaucoup d'énergie cependant, impossible de lui enlever le fait que ses performances sont plutôt remarquable sur les screams. Cette énergie du chant est l'un des points où le groupe, du moins son chanteur, se donne totalement. Malgré tout, ses coutûmes vocales commencent à être répétées et cela se ressent. Urantia ne fait pas exception et poursuit un début d'album qui m'a semblé presque interminable.

En science physique, un "Ohm" est une unité utilisée pour parler d'une résistance électrique. Pendant les deux tiers de mon écoute, il semble ironiquement bien nommé tant il résiste à mes tentatives de m'y plonger. Le fond étant touché sur Error, un morceau qui est noyé dans une distortion nauséabonde et qui n'est pas sauvé par un Chino qui tente tout pour y insuffler quelque chose de grâcieux. Les pistes s'enchaînent et malgré quelques bons passages ici et là, rien ne semble coller.

Cependant, comble pour un album ayant desséché l'espoir en moi, This Link Is Dead lance un jet de qualité en plein visage après s'être mal introduit avec des synthétiseurs traîtres. Un morceau proprement bon, brut, où la rage éclate et la vie semble exister. La distortion est ici mieux maitrisée et l'aspect virulent est retranscrit d'une façon bien cadencée. Il reste des problèmes mais à ce stade, c'est un bol d'air frais. Radiant city ne dément pas son prédécesseur, ni Headless qui pourrait même se targuer de représenter la brûme angoissante de l'avenir nous faisant face d'une façon fascinante avec les harmonies étranges de Chino. Headless est beau, inspiré. Les lignes mélodiques nous hantent, s'inscrivant dans notre chair même. C'est bien là que se voit le plus le contraste avec les morceaux du début de l'album. Son dénouement est véritablement réussi, et c'est un constat amer. Ohms est probablement le meilleur morceau de l'oeuvre, et avec lui vient sa fin. Quelle terrible frustration ! Sur un riff en tornade (même si terriblement désservi par le son "flou"), l'oeuvre explose en une piste accrocheuse et déchirante.

Deftones m'a donc frustré. Puisque la nouvelle expression de son art est sujette à une appréciation subjective, loin de moi le jugement des personnes ayant trouvé leur compte dans cette œuvre. La conjonction des éléments présents sur cet album m'a malheureusement laissé une expérience que je qualifierais finalement comme une déception, soulignée par quelques lueurs de plaisir sur la conclusion de l'album. Se démarquant stylistiquement de Gore, il perd cet avantage à cause de morceaux n'atteignant souvent pas la hauteur de son ambition que ce soit sur le fond ou sur la forme. Les géants de Sacramento ont renouvelé leur son mais il leur a manqué quelque chose.

L'écoute des bons morceaux ne suffit pas pour moi à exempter l'oeuvre d'un regard critique. Ohms en tant qu'ensemble n'est pas un Deftones réussi à mon sens. C'est un Deftones trop moyen après un Gore ayant déjà un peu entamé l'éclat d'une discographie quasi-parfaite. Ce nouvel opus possède ses forces et ses moments. Ce n'est pas une œuvre bâclée. C'est une œuvre à l'impression d'insuffisant et c'est là toute la nuance.

L'album semble avoir malgré tout donné satisfaction à une majorité de mélomanes suivant le groupe. Cependant, je ne pourrais pas considérer qu'il réunit tout le monde. Il a plutôt scindé les amateurs de Deftones entre deux factions : les ennuyés et les séduits. Les séduits ont évidemment eu une perspective différente sur l'opus. Pouvant rappeler par certains aspects les débuts du groupe, il a sans doute ravivé des souvenirs chers. Nul doute, le monde est riche de multiples points de vue d'où le saisir cependant celui dont Deftones parle sur Ohms aujourd'hui ne me séduit plus.

DéfouloirIndice sur l'envie de se défouler que l'on ressent en écoutant l'album. 1/5 : album plutôt tranquille, reposant et serein. 5/5 : album rempli d'énergie on a envie de sauter partout et de rentrer dans le moshpit
FraîcheurIndice de l'apport de neuf que fait cet album. 1/5 : l'album réutilise les codes du genre et fait une bonne soupe avec de vieux pots. 5/5 : l'album invente et innove son style musical
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
Joie de VivreComment l'album va impacter votre humeur. 1/5 : Tout est noir et triste, et si je me roulais en boule ? 5/5 : Tout va bien, je souris avant tout.
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
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