Faith No More - Angel Dust

L'Avancée à Patton

La période allant de la fin des années 80 au début des années 90 a été charnière musicalement parlant. Dans les domaines du rock et du metal, elle a surtout vu l'explosion de la scène fusion qui a lourdement redistribué les cartes. La tendance n'était plus aux moule-burnes mais aux baggies. Si beaucoup de groupes de ces scènes sont restés underground ou des succès locaux, certains ont su tirer leur épingle du jeu et percer haut et fort, soit par leur talent, soit par la chance, sans doute grâce à beaucoup des deux. Parmi eux, un certain Faith No More. Le 8 juin 1992, le groupe sort Angel Dust et marque encore plus profondément la scène. A l'occasion des 30 ans de cet immense disque, revenons sur son histoire et son contenu.

Faith No More se construit doucement du côté de San Francisco dès la fin des années 70, pour se lancer réellement au milieu des années 80. Il est alors composé du batteur Mike Bordin, du bassiste Billy Gould, du claviériste Roddy Bottum, du guitariste Jim Martin et du chanteur Chuck Mosley. Leur musique mêle le Heavy Metal, des éléments de Funk comme une basse slappée, un chant parfois rappé, et des claviers apportant une touche New Wave. Après deux albums, We Care A Lot (1985) et Introduce Yourself (1987), Mosley est viré par les autres membres pour causes d’incompatibilités personnelles et comportement ingérable en tournée. C’est donc sans chanteur que le quatuor restant se lance dans la production de leur troisième album, The Real Thing. La composition s’effectue à huit mains, mais Gould et Bottum se démarquent néanmoins comme duo créateur majoritaire. Ce n’est qu’une fois la composition complétée qu’ils trouvent leur nouveau chanteur, issu d’un groupe croisé sur la route quelques années plus tôt : Mike Patton, frontman de Mr Bungle, une des formations les plus déjantées de son ère, allant du ska au metal d’avant-garde.

capture-d_c3a9cran-2017-06-08-c3a0-01-37-16.png de gauche à droite : Jim Martin, Mike Patton, Mike Bordin, Roddy Bottum, Billy Gould, photographiés par Ebet Roberts

Il y aurait un bon million de choses à dire sur Mike Patton tant le personnage est singulier dans la galaxie rock et même au-delà. En effet, sa carrière s'étend de ses groupes ayant obtenu le plus de succès, Faith No More et Mr Bungle, à des projets obscurs et barrés. Comme le doublage de zombies dans les jeux vidéo Left 4 Dead ou un album de reprises de standards de la chanson populaire italienne. Sans parler de ses innombrables projets comme Tomahawk ou Fantômas pour ne citer que les plus notoires. Impossible de tout énumérer en détail, mais s’il faut retenir quelques faits essentiels pour la suite de l’histoire, les voici : Patton est un des chanteurs les plus virtuoses, versatiles, talentueux et ambitieux du rock, possédant le plus grand ambitus vocal (soit la différence entre les notes la plus grave et la plus aiguë qu’il puisse émettre) connu de la musique populaire, couvrant six octaves et un demi-ton (l’audition humaine couvrant environ dix octaves). Il maîtrise de nombreuses techniques de chant, et comme vu plus haut, on a plus vite énuméré les styles musicaux auxquels il ne s'est pas encore essayé.

Patton rejoint donc Faith No More et du haut de ses 21 ans, écrit la quasi-intégralité des textes de The Real Thing. Le disque paraît le 20 juin 1989, et le carton est intégral. Le succès est critique et commercial, et l’album est même nominé aux Grammy Awards 1990 dans la catégorie de la meilleure prestation metal. Le groupe devient officiellement un des grands noms du metal alternatif. On associe naturellement le décollage du groupe avec l’arrivée de Patton dans ses rangs mais rappelons que musicalement, The Real Thing est le fruit du labeur et du talent des quatre autres membres, preuve que le génie de Faith No More ne repose pas que sur celui de son frontman et future figure emblématique, mais bien de tous ses membres. L’album allie les ingrédients funk metal habituels du groupe, enrichis par une production plus soignée et la fraîcheur du chant de Patton. Le timbre grave, punk et désinvolte de Chuck Mosley laisse place à un phrasé aigu, nasillard, insolent et puissant.

Dès le morceau d’ouverture From Out Of Nowhere démarrant l’album en trombe, Patton se révèle le choix gagnant, ne faisant aucune économie de moyens dans sa prestation vocale. Le tube de l’album, Epic, est une pièce dont le principal qualificatif se trouve dans le titre, et un brûlot où le chanteur pose sur les refrains un flow rappé bien plus maitrisé que celui de son prédecesseur. Sa performance sera régulièrement comparée au style d’Anthony Kiedis, du groupe Red Hot Chili Peppers, qui s’estimera plagié et tiendra longtemps rancune à Patton. Mais le vrai sommet de l’album se trouve dans son titre éponyme. Nouvel effort de composition du duo Gould/Bottum, ce morceau fleuve de 8 minutes quasiment progressif consiste en une succession de sections alternant suspense tout en tension, puis son relâchement dans un refrain furieux et épique suivi d'un calme d’après tempête d’une réelle beauté. C’est sur cette piste qu’on peut prendre mesure de l’intelligence réelle et de l’ambition de Faith No More derrière sa façade de groupe de post-adolescents insouciants ne désirant faire de la musique que pour le plaisir et sans la moindre prise de tête. Après une tournée au cours de laquelle Patton démontre également être une véritable bête de scène, le groupe décide de prendre une pause, dont le chanteur profite pour enregistrer le premier album éponyme de son groupe originel Mr Bungle en 1991.

FNM live Le groupe en concert au Marquee Club de Londres en mai 1992.

Commence alors l’écriture du quatrième album de Faith No More : Angel Dust. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat est hétéroclite et contrasté en tous points. L’album est à la fois expérimental et grand public, une rencontre entre metal et pop rock, il aborde des sujets aussi graves que risibles… Parfaite illustration de sa dualité, sa pochette est au recto la photo d’un héron sur fond bleu et noir inspirant grâce et subtilité, au verso une vache morte sur une chaîne de dépeçage évoquant force brute, mort et cruauté. Son titre céleste, Angel Dust, soit « poussière d’ange », est en fait une appellation pour la phéncyclidine, une drogue hallucinogène dissociative proche de la kétamine… La volonté d’expérimenter du groupe fera d’Angel Dust un « album de la maturité » aux yeux de la presse. La qualité sonore est au rendez-vous, la production fait encore un pas en avant par rapport à The Real Thing, l’usage de samples variés allant des Beastie Boys au Kronos Quartet est fréquent. Mais surtout, Mike Patton étend considérablement son registre vocal : son timbre est bien moins nasillard que sur The Real Thing. Sa voix peut passer de la profondeur et la suavité d’un crooner R’n’B à des hauteurs insoupçonnées, alternant clameur épique, rugissements rauques et cabotinages en tout genre.

Patton dispose aussi de plus de temps pour écrire les paroles, et cherche l’inspiration dans des sources aussi variées que les programmes télé nocturnes, les tests de personnalité, les biscuits chinois, l’expérience de l’auto-privation de sommeil ou les conversations des quartiers populaires en difficulté des villes de la côte Ouest. Musicalement, l’album est moins festif et bon enfant que son prédécesseur, la composante Funk Rock s’effaçant au profit de nombreuses autres influences. Land Of Sunshine, qui ouvre puissamment l’album, est traversé par un thème de musique de cirque joué par le synthétiseur de Roddy Bottum par-dessus lequel Patton a empilé les couches d’un rire machiavélique. Smaller and Smaller mêle Heavy Metal plombant et musique arabisante. Le single A Small Victory, très enjoué et dansant, presque pop, est construit sur un motif mélodique inspiré de la musique japonaise. L’album contient aussi des morceaux de metal radical, comme Malpractice, entièrement composé et écrit par Patton, sur lequel l’influence de Mr Bungle peut se faire sentir, ou encore Jizzlobber en fin d’album où il est question de la peur de la prison. En opposition à ces sommets de noirceur, on trouve des étrangetés comme RV, morceau à la Frank Zappa exposant avec un humour acide le quotidien médiocre d’un homme aigri et résigné à ne rien accomplir de sa vie. On pourrait aussi parler de Be Aggressive, entièrement composé et écrit par Roddy Bottum, parlant de fellation homosexuelle. Le claviériste, lui-même gay, aurait écrit le morceau pour le pur plaisir facétieux de faire chanter à son hétéro de chanteur les joies de cette pratique sexuelle, exercice auquel Patton s’est livré avec tellement de fair-play que le morceau est devenu un incontournable en concert. L’album se conclut sur une reprise instrumentale du thème du film Midnight Cowboys, ainsi que par une reprise du titre R’n’B Easy de The Commodores, morceau bonus présent sur les versions européennes du disque, devenu un des plus grands si ce n’est le plus grand succès de Faith No More.

Aucun morceau d’Angel Dust n’est dispensable, mais il y a des perles sur lesquelles il faut s’attarder, à commencer par le single à succès Midlife Crisis, entêtant à souhait, qui ne traite non pas de crise de la quarantaine mais de… Madonna, dont Mike Patton trouvait la présence médiatique envahissante. Autre single, Everything’s Ruined alterne des couplets sombres, portés par la basse slappée de Billy Gould et le piano de Roddy Bottum, avec des refrains quasi-pop, et traite de l’éducation des enfants à la manière d’investissements financiers. Plus confidentiel, j’ai un attachement personnel pour Kindergarten, notamment pour ses parties de guitare parmi mes préférées de l’album et son solo de basse. Le morceau est d’ailleurs, avec Jizzlobber, la seule contribution de Jim Martin en tant que compositeur. Et il est d’ailleurs temps de se pencher sur le malheureux guitariste, qui a été le grand laissé pour compte de l’album… Car si la volonté de faire d’Angel Dust un disque plus expérimental a été collective, elle n’a pas été unanime pour autant. Martin ne trouva pas son compte dans la nouvelle direction musicale du groupe, jugeant difficile de toujours trouver de la place pour sa guitare au milieu de toute la folie et de toutes les nouvelles idées musicales du groupe. Difficile de savoir s’il a été viré ou s’il a pris l’initiative de quitter le groupe, toujours est-il qu’Angel Dust sera son chant du cygne au sein de Faith No More. Un chant du cygne à saluer tant la qualité fut au rendez-vous dans son travail sur l’album, malgré ses difficultés et son faible enthousiasme.

Au moment de sortir Angel Dust, Faith No More étaient les seuls prétendants au titre de rois du metal alternatif : leurs contemporains de la scène fusion, comme Fishbone, Living Colour, ou même les géants de Primus n’avaient pas autant de notoriété. Les grands, menaçant de leur faire de l’ombre, laissaient tout juste la place libre : Jane’s Addiction, groupe ultra-influent du rock et du metal alternatif ayant permis au courant d’accéder au grand public s’était séparé fin 1991, et les Red Hot Chili Peppers venaient d’être lâchés par leur guitariste John Frusciante. Les groupes grunge, même les plus orientés metal comme Alice In Chains et Soundgarden, n’étaient en rien comparables musicalement et ne représentaient donc aucune forme de concurrence. Tool n’était encore qu’un embryon, le Nü Metal n’était pas encore né, et surtout, le premier album de Rage Against The Machine était encore en cours de production.

Sans ce premier album de RATM qui allait être une véritable bombe sur la scène alternative, le phénomène Faith No More aurait pu prendre une ampleur encore plus colossale. Il faut dire que la tournée Angel Dust s’est faite en compagnie des monstres sacrés Metallica et Guns'n’Roses au sommet de leur gloire ! Angel Dust a été un énorme succès critique, mais un semi-échec commercial, moins bien vendu aux USA que The Real Thing, dépassant tout de même les ventes de ce dernier dans de nombreux pays pour finalement le surpasser à l’international. L’album est aujourd’hui culte, et le groupe a été une influence monumentale pour ses successeurs dans le metal alternatif et le Nü Metal. Le groupe se séparera en 1998 après deux autres albums, King For a Day... Fool for a Lifetime en 1995 et Album of the Year en 1997, et fera son come-back en 2009. Leur septième album Sol Invictus ne sortira qu’en 2015. Dernièrement, Patton publiait un album solo aux côtés du musicien et arrangeur français Jean-Claude Vannier ainsi qu'une revisite de The Raging Wrath of the Easter Bunny, première publication orientée Thrash Metal de Mr Bungle avec le groupe fraîchement ressuscité. Faith No More aurait dû reprendre la route en 2021, mais la tournée a été annulée, Patton invoquant des soucis de santé mentale. Nous lui souhaitons évidemment le meilleur et un prompt rétablissement, quoiqu'il puisse traverser.

Même si Angel Dust n'a pas aujourd'hui le statut d'un Nevermind de Nirvana, son impact ne doit pas être sous-estimé pour autant. Pour la presse de l'époque, voir un album aussi capilotracté être publié par une major (en l'occurence une branche de Warner) et se payer la 10ème place du Billboard américain était un évènement exceptionnel. Sans nul doute qu'au-delà de l'influence musicale qu'il a pu avoir, le disque a ouvert la voie à de nombreux artistes alternatifs à une sortie du circuit underground. Sans Angel Dust, un paquet de groupes des années 90 se jouant des étiquettes, comme Deftones par exemple, ne se seraient pas fait offrir leur chance par les majors et n'auraient pas eu la carrière qu'on leur connait, ni le potentiel impact sur la musique actuelle l'ayant menée à ce qu'elle est aujourd'hui. Cela ne saute peut-être pas aux yeux, mais si la scène rock et metal contemporaine fait partie de vos goûts musicaux, vous devez probablement quelque chose à cet album. Et rien que pour ça, il mérite aujourd'hui un tour de plus sur la platine.

EfficacitéLa capacité de l'album à capter et maintenir l'attention de l'auditeur. 1/5 : Vous écoutez l'album d'une oreille 5/5 : L'album vous jette des étoiles dans les yeux et retient toute votre attention
FluiditéA quel point l'album est digeste sur la durée de l'écoute. 1/5 : Chaque note parait plus longue que la précédente. Cela peut être une bonne ou une mauvaise chose 5/5 : L'album s'écoute facilement, le temps passe vite
ClartéL'album est superbement produit, le son est de velour et vous donne envie de jouir, 5 sur 5. Si au contraire, l'album est produit avec des jouets toys'r'us; et donne envie à vos oreilles de saigner de s'autoflageller avec un port jack de 1.5m, alors 1 sur 5
Consigne du maître nageur :
Bouteille de plongée
Bouteilles de plongée

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Faith No More
"Angel Dust"