Deep Purple - Made In Japan

On a tous des albums marquants, et ce pour une multitude de raisons. Peut-être avez-vous découvert un pan de la musique avec l'un d'entre eux. Peut-être que vous en écoutiez un pendant un moment particulièrement mémorable de votre existence. Ou bien, cet album qui vous tient tant à cœur coche simplement toutes les cases dans ce que vous recherchez musicalement.

Made In Japan, sorti par Deep Purple il y a maintenant 50 ans le 8 Décembre 1972, tient d'abord de la première possibilité évoquée ci-dessus. C'est avec lui, le double album Live d'AC/DC, Alive III de KISS et Live/Life de Thin Lizzy que j'ai découvert le hard et le heavy metal, via mon père. Les occasions de les écouter ont été multiples, innombrables et des 4 albums cités, Made In Japan est celui qui est resté dans mon petit panthéon personnel. J'apprécie toujours les autres, notamment Live/Life, mais l'album de Deep Purple a une aura, une espèce de présence qui fait que je le classe comme le meilleur concert jamais enregistré.

Et le fait est que je ne suis pas le seul à le placer très haut parmi les plus beaux enregistrements live. Nombreux sont les gens à vanter ses qualités et à le regarder plein d'admiration. Alors comment cinq Anglais âgés entre 24 et 31 ans ont-ils créé ce bijou, et pourquoi est-il aussi reconnu ?

Un monument qui aurait pu être détruit

Je l'ai déjà brièvement expliqué dans le passage sur Speed King, mais sans la maison d’édition de Deep Purple, Made In Japan n'aurait jamais vu le jour. Le groupe étant populaire dans l'archipel nippon, Warner souhaitait y sortir un LP de la tournée prévue en Août 1972. Le quintet n'était pas enthousiaste à cette idée et n'accepta qu'à condition d'avoir le dernier mot sur le matériel utilisé pour la captation, le mixage et la production. Ils firent appel à Martin Birch qui travaillait avec eux depuis 1969.

À la sortie de ladite tournée, l'enthousiasme n'était toujours pas de mise, les musiciens ayant des sentiments mitigés quant à la qualité de leur performance. D’un côté, Ian Paice et Jon Lord se réjouissaient du rendu, tandis que de l’autre Ian Gillan n'en était pas satisfait. De même, des 5 membres, seuls Paice et Roger Glover vinrent pour le mixage et la production, ce qui semble ironique pour un groupe désirant avoir le dernier mot sur l'album.

Comme la Tour Eiffel en 1909, ce qui allait devenir Made In Japan aurait pu être démantelé et ne rester qu'un coup de génie éphémère, seulement appréciable par les spectateurs présents lors de sa courte existence. Heureusement, comme pour la tour d'acier centenaire, ce ne fut pas le cas et l'œuvre demeure encore, n'ayant pas pris une seule ride depuis sa création. On peut même aller plus loin dans l'allégorie, Made In Japan ayant, comme la dame de fer, eu le droit à des mises à neuf au cours de son existence.

Car en plus des sept titres du pressage d'origine, l’album a eu le droit à des éditions présentant tantôt l'intégralité des trois concerts, tantôt juste quelques titres en plus. La version de 1998, sortie pour les 25 ans de l'album, comprend en l'occurrence trois rappels, enregistrés lors de deux dates différentes. Maintenant que le contexte est établi, qu'en est-il de l'album et de sa qualité ?

Deep Purple japan

Allumage des microphones et amplificateurs

Le disque s'ouvre sur Highway Star, et après une introduction construite en build-up, Deep Purple fonce à toute berzingue sur l'autoroute du hard-rock : les musiciens sont survoltés, Blackmore rivalisant avec Lord pour envoyer le son le plus metal possible - pour l'époque - tandis que Gillan monte déjà dans les tours et les notes. La section rythmique n'est pas en reste, Glover et Paice étant solides, ce dernier balançant son jeu aussi rapide que précis et dévorant le spectre sonore avec ses cymbales.

Ce jeu carré et inébranlable du duo basse / batterie permet par ailleurs au guitariste et au claviériste de jouer autour des partitions et d'improviser. Cela va se remarquer dès le morceau suivant, Child In Time, où Blackmore se lâche pendant l'interlude de la chanson. Lord fait de même, plus discrètement, alors que la guitare de Ritchie part dans des arpèges aussi vivaces qu'affûtés, menée d'une main de maître par son musicien. On se rend également compte du talent de Gillan, le Londonien montrant des trésors de subtilité et de retenue sur les couplets avant d'exploser sur le refrain et d'atteindre des notes impressionnantes.

Grâce à cette paire de chansons, on comprend très vite que le groupe joue avec une synergie rarement entendue : les musiciens savent quand mettre en avant un membre, quand partir ou revenir de jams. Surtout, Deep Purple sait captiver une audience : les riffs, soli et dynamiques de morceaux joués font preuve d’une diabolique efficacité, impactant immédiatement le public.

Pour ne rien laisser au hasard, la qualité sonore est remarquable pour un enregistrement de 1972, grâce à l’enregistreur 8 pistes qu’avait emporté Martin Birch avec lui. La guitare et le clavier se retrouvent chacun d’un côté du mix, permettant encore aujourd’hui d’apprécier finement ce que les deux musiciens faisaient pendant cette tournée. À part peut-être la basse de Glover, un peu en retrait pour mieux soutenir l’ensemble, le mixage est d’une clarté impressionnante, rendant fidèlement dans nos oreilles le placement des musiciens sur scène.

À la suite des deux titres d’ouverture, Smoke On The Water reste dans la continuité, avec une introduction où Blackmore piège de façon amusante le public. Surtout, le titre se conclut sur un magnifique échange entre lui et Lord, un aller-retour plein de tension jusqu’à une conclusion abrupte.

Crescendo stellaire

Après le morceau emblématique du groupe, Deep Purple va progressivement et considérablement élever le niveau. La triplette de titres passée établissait déjà la stature du quintet en live, jouant et magnifiant son hard rock débridé qui jouait avec les frontières du prog, du metal et du psyché. Mais avec The Mule, tiré de Fireball, Paice va encore hausser le ton : au milieu du morceau le plus oubliable du set, le batteur va se fendre d'un long et qualitatif solo, soulignant sa dextérité, sa rapidité et sa versatilité derrière les fûts.

Joueur, le groupe décide de suivre la démarche du batteur sur Strange Kind Of Woman. Cette fois-ci, ce sont Blackmore et surtout Gillan qui vont retourner le public. Dans la seconde moitié d’un titre dansant au hard rock aussi classique qu’efficace pour faire bouger une foule, les deux hommes vont entamer un impressionnant duel : un coup, le chanteur essaiera d'imiter la mélodie jouée à la guitare, tandis que lors du suivant, ce sera la six-cordes qui devra suivre le vocaliste. Cela peut sembler morne ou banal posé ainsi, mais le numéro auquel les artistes vont se livrer est de haute voltige, Gillan atteignant des notes haut perchées avec une aisance qui force le respect, Blackmore le relançant avec des mélodies toujours plus entraînantes. Et que dire de la conclusion du titre, où le chanteur se donne comme jamais, si ce n’est que c’est un passage à ne pas manquer.

Sur Lazy, c’est au tour de Jon Lord de mettre une baffe cosmique aux Japonais avec son simple orgue Hammond branché sur un ampli Marshall. Le son émis à 0:40 reste pour moi un des grands mystères de l’univers. Mélange entre le boom d'Inception, un appel envoyé par des êtres supérieurs et la charge sonique / sismique de Star Wars, ce bruit demeure à ce jour une des plus grandes tartes que j'ai encaissé de ma vie. Le morceau commençait pourtant doucement avec des sonorités pouvant évoquer un atterrissage d'avion de ligne. Sauf que c'est Jon Lord qui est arrivé, et bien préparé à nous retourner sans préliminaire.

Ce sixième morceau, tiré de Machine Head sorti quelques mois auparavant, permet d'apprécier le versant bluesy et festif des Anglais. Le titre se prête bien aux improvisations, Lord et Blackmore laissant alors entrevoir leur éducation classique des instruments. Aux détours de riffs et de mélodies - je me répète, je le sais - très dansants, les solistes à la guitare et à l'orgue se donnent à cœur joie dans un blues rock jouissif, jusqu'à une fin qui sent, hume, respire, pue le blues.

Épopée musicale

Peuvent-ils encore aller plus loin ? Peuvent-ils voyager au-delà de ce qu'ils nous ont offert jusqu'ici ? Le bien nommé Space Truckin' est une réponse à laquelle personne n'était prêt à l'époque, et qui fait encore figure d'ovni musical aujourd'hui. Le riff d'intro vous attrape, ne vous laissant pas d'autre choix que de monter dans ce camion interstellaire où Glover et Paice sont un diesel increvable, Gillan un navigateur aussi grisant qu’impressionnant, Lord et Blackmore étant aux manœuvres, avec l'horizon comme seule limite.

Comme précédemment, Space Truckin' est un morceau hard rock classique dont Deep Purple va tirer parti pour s'envoler vers des contrées inexplorées. Après un interlude ayant bien fait monter la sauce, le groupe part à 5:15 vers une cavalcade interminable mais qui ne sera jamais trop longue. Les spectateurs ne savaient pas ce qui les attendait. Moi non plus, lors de la première écoute.

On retrouve l’orgue de Jon aux commandes de cette chevauchée épique, faisant encore des merveilles avec son instrument, épaulé par la batterie de Paice, métronome à l’endurance épatante sur ce titre. Le claviériste va démontrer pendant son improvisation tout son talent, avec notamment un sublime passage où il évoque avec maestria le flottement et l’isolation que pourrait être un voyage dans le vide spatial. Les membres calment ensuite le jeu pour laisser place au solo de Blackmore, qui quant à lui fait appel à une vision où le camion serait à la dérive, son space-cowboy se lamentant avec sa guitare pleurant de toutes ses cordes.

Le voyage n’est pourtant pas fini : après un arrêt soudain, Deep Purple explose dans une ultime expédition. Serions-nous dans le dernier acte de 2001, l’Odyssée de l’espace ? Ritchie repart de plus belle dans son jam avec un solo désarticulé flirtant parfois avec le noise. Puis enfin, le morceau se termine dans un fracas assourdissant, comme si ce camion spatial avait été abattu et tombait vers sa destination finale.

Ce qui suit est une situation aussi rare que parlante. Pendant dix secondes après l'arrêt du groupe, le public ne sait pas quoi faire, ne réagit pas. Ces dix secondes d'un silence poignant avant les applaudissements, le temps que le public absorbe ce qu'il vient d'expérimenter, parlent sans ne rien dire. Bien sûr, sans caméra ni récit de leur part, on ne peut que fantasmer sur sa signification. Je me le représenterai toujours comme le temps qui aura été nécessaire pour que ces heureux auditeurs encaissent ce que venait de faire le groupe.

D'or et d'orient

Dans son édition originale, Made In Japan se finissait sur cette apothéose, les sept titres joués établissant Deep Purple comme un des grands actes à vivre en concert et attestant de l'osmose entre les musiciens. Ils venaient, sans pression, d'enregistrer ce qui allait devenir un des albums lives les plus aboutis et applaudis de l'histoire. Sans même le désirer particulièrement, Gillan, Blackmore, Glover, Paice et Lord avaient créé LE disque live rock : énergie, jam, performance, dépassement, esprit libre, tout y était. Pour 1972, le son était incroyable de propreté et retransmettait à la perfection l’ambiance des salles où le groupe se produisait, des passages les plus intimistes aux moments les plus énervés.

Le succès allait d’ailleurs être rapidement au rendez-vous (sauf aux États-Unis qui durent attendre 5 mois), se plaçant très bien dans les charts et atteignant rapidement les certifications d’or ou de platine selon les pays. Pour l’anecdote, les LP étaient vendus au départ à 4£, prix qui peut prêter à rire de nos jours. Les critiques ne démentirent pas non plus l'album, les retours acclamant la performance du groupe et la qualité du rendu.

C’est toujours le cas de nos jours, les lecteurs de Rolling Stone l’ayant classé 6ème des meilleurs albums live en 2012. À la date d’écriture de cet article, Made In Japan a connu 449 éditions ( si l'on en croit Discogs) et s’est vendu à au moins 2 millions d’exemplaires, certaines sources montant jusqu’à 9 millions de copies.

Quatrième acte

À l’époque de la sortie du double LP, on aurait pu croire que tout avait été dit. Mais comme pour leurs concerts, Deep Purple firent leur retour en 1993 puis en 1998 avec des éditions comprenant des bonus, ceux-ci consistant à ajouter les rappels enregistrés lors de la tournée de 1972. Parmi ceux joués, on trouve Black Knight, Speed King (auquel nous avons consacré un Passage) et Lucille, reprise du regretté Little Richard. Trois morceaux, cela peut sembler peu, mais il y a pourtant à dire des 20 minutes de concert.

La triplette n’a pas été jouée lors du même concert, mais le groupe les a sorti ensemble pour les 25 ans de l’album, sur le second CD de l’édition de 1998. À la suite du sublime marathon qu’était Space Truckin’, le quintet se livrait alors à une véritable démonstration de lâcher-prise. Qu’on soit clair : Deep Purple était déjà très joyeux et dansant jusque là. Mais lors de ces encores, le groupe s’est totalement laissé emporté par une fougue fabuleusement contagieuse, entrant dans une sorte de transe festive.

Le choix des titres a bien aidé à ces événements : Black Knight avec son riff et son refrain mid-tempo diablement entraînants a fait bouger les Japonais. Speed King, sa vitesse et sa partie centrale ont déchaîné la foule qui était sûrement au bord du mosh-pit. Lucille, quant à elle, avec son rythme blues rock quasiment repris en version heavy metal, termina dans un immense bordel musical le concert d’Osaka.

Cela se ressent notamment sur les introductions et les parties de soli / improvisations, Gillan chauffant le public sur les premières et les instrumentistes se laissant vraiment aller sur les secondes. Que ce soit Lord et Blackmore flirtant avec les frontières du noise rock ou Paice qui martyrise son kit au point de placer des passages à la double pédale, les Anglais s’en sont donné à cœur joie. Lâchant leurs dernières forces dans ces ultimes secondes d’intense performance, les musiciens décidaient de prouver une fois pour toutes qu’ils étaient des bêtes de scène inarrêtables, gravant en gros DEEP PURPLE dans les annales du rock et du metal.

Apothéose

Au final, c’est ça Made In Japan : un monument consacré aux prouesses scéniques d’un quintet dépassant toutes les attentes d’un public, forgeant dès lors son nom dans la scène. Cet album demeure une référence, 50 ans après sa sortie, de nombreux artistes reconnus le citant en influence ou inspiration, à raison.

Chaque morceau était une occasion d’improvisation, une opportunité de rendre encore plus vivant le quatrième art devant une audience rapidement conquise. Si de nos jours - avec une formation remaniée - les concerts du groupe ne sont plus aussi énergiques et vivifiants, il faut bien se rendre compte de ce qu’ils faisaient à l’époque. Chaque membre excellait dans son registre et l’osmose entre eux se passait de mot tant elle semblait naturelle. Alors qu’ils étaient à 12 mois de la séparation de leur line-up, Blackmore, Gillan, Glover, Lord et Paice livraient trois performances de haute voltige, toutes enregistrées avec brio.

Après une savante période de tri et de mixage, leur label avait quant à lui dans ses mains l'œuvre qu’il souhaitait : un bijou qui allait finir dans les disques phares de Deep Purple avec Machine Head, In Rock et Burn, leur assurant un superbe retour sur investissement. Le temps n’a en rien démenti cela, chaque réédition trouvant le public au rendez-vous.

Que ce soit l’originale, la version intégrale ou celle de l’anniversaire des 25 ans, Made In Japan est un album à découvrir. Si ce nom est synonyme de qualité pour les différents objets fabriqués sur l’archipel, soyez sûrs que la musique l’est tout autant et qu’elle endurera les affres du temps sans vieillir ni changer d’appréciation.

Joie de VivreComment l'album va impacter votre humeur. 1/5 : Tout est noir et triste, et si je me roulais en boule ? 5/5 : Tout va bien, je souris avant tout.
EfficacitéLa capacité de l'album à capter et maintenir l'attention de l'auditeur. 1/5 : Vous écoutez l'album d'une oreille 5/5 : L'album vous jette des étoiles dans les yeux et retient toute votre attention
FraîcheurIndice de l'apport de neuf que fait cet album. 1/5 : l'album réutilise les codes du genre et fait une bonne soupe avec de vieux pots. 5/5 : l'album invente et innove son style musical
Consigne du maître nageur :
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Slip de bain

Deep Purple - Made In Japan
Deep Purple
"Made In Japan"