Gojira - Terra Incognita

La découverte d'un joyau

Il y a maintenant 20 ans, le 19 Mars 2001, un quatuor apparaissait sous un nouveau nom et commençait son ascension vers les sommets de la scène metal française. Mélangeant de nombreuses influences, le groupe esquissait une patte sonore qui finira par devenir immédiatement reconnaissable. Deux décennies plus tard, alors que leur septième LP vient d'être annoncé, l’album n’a pas pris une ride mais possède un son bien différent de celui du groupe en 2021, qui mérite qu’on revienne l’examiner. Aujourd’hui, on écoute Terra Incognita de Gojira.

LA GENÈSE

Lancé en 1996, ce qui s’appelle encore Godzilla est en premier lieu l'œuvre de deux frères originaires des Landes : l’aîné Joseph “Joe” Duplantier et son cadet Mario. Derrière le nom, la volonté de transmettre la puissance parfois destructrice de la nature que la bête évoque. Résultat de divers abus des Hommes, le monstre évoque pour Joe une profonde révolte contre eux, le jeune landais souhaitant à travers la lourdeur de sa musique “écraser la partie [des gens] qui les empêche de s’ouvrir et de se lâcher mentalement”.

Notamment influencés par Metallica, Sepultura, Death ou encore Morbid Angel, le duo jamme avec la guitare de Joe et la batterie de Mario, qui s'est récemment mis à l'instrument. Après une recherche de partenaires rapidement fructueuse, ils sont rejoints par Christian Andreu à la guitare et Alexandre Cornillon à la basse. Leur première demo Victim sort en 1996, suivie de près par Possessed l’année suivante, chacun approchant d’une durée de 20 minutes. On y entend un death metal sans ambiguïté, dans les purs canons de l’époque : double pédale bien en avant, tremolo picking sur les cordes les plus graves et growl caractéristique du style. Hormis le mixage approximatif mais compréhensible pour des premiers enregistrements, on peut déjà noter une qualité de composition : on trouve des changements de rythme, des riffs techniques et déjà un abus de la cymbale ride par le petit frère qui n'a alors que 15 ans. Joe chante en anglais, ayant déjà l’idée d’exporter les morceaux du groupe à l’étranger. Mais contrairement à leur discographie post-2000, les paroles demeurent pour l’instant dans les thèmes traditionnels du death metal. Les deux chansons de Victim dont les couplets ont été posés par Patricia Duplantier, mère de la fratrie, n’y dérogent pas.

Godzilla_demos Les pochettes des demos dans leur ordre de parution, de gauche à droite

En 1999, Godzilla sort sa troisième demo Saturate. Sur la pochette, on voit un démon qu’on trouve encore dessiné sur les guitares de Christian. Dans la liste des titres, on lit quatre morceaux dont trois vont se retrouver sur leur premier album. En passant au millénaire actuel, le quatuor sort sa dernière demo Wisdom Comes, poussant un peu la durée pour atteindre une demi-heure avec sept titres dont quatre qui trouveront le chemin jusqu’à Terra Incognita l’année suivante. Sur ces deux sorties, le groupe peaufine son death metal, délaissant un peu la brutalité pour faire place à un groove et un rythme plus marqués. Le son est un peu plus propre et les paroles commencent à sortir des carcans du genre. Néanmoins le brisage de nuque reste présent, à l'instar de la lourdeur.

Durant ce laps de temps (les sources divergent entre 1999 et 2000), Alexandre quitte le groupe et se fait remplacer par le basque Jean-Michel Labadie au poste de bassiste, formant ainsi le line-up qui est resté le même jusqu’à aujourd’hui. Dans la même période, Roland Emmerich, cinéaste allemand adepte de films catastrophes, décide d’adapter à la sauce nord-américaine le kaiju le plus célèbre de la planète : Godzilla. Malgré la faible qualité du film, il relance la popularité de la bête sur notre continent et importe par la même occasion des problèmes de droits pour nos Français. Afin de garder la symbolique derrière le nom du reptile, le quatuor se tourne vers son nom original japonais : Gojira. Étonnamment la Tōhō, maison créatrice du monstre, n’y voit pas d’inconvénient et le groupe adopte ainsi sa dénomination finale.

Motivés à se faire une place sur la scène encore fébrile du death français, les musiciens montent leur propre label Gabriel Editions afin de pouvoir être indépendants créativement. Ceci fait, ils voyagent jusqu’en Belgique et rentrent au studio Impuls avec Stephan Kraemer pour seulement deux semaines. Ce qui va en ressortir ? Un des meilleurs premiers albums de death metal et une formidable rampe de lancement vers le succès que le groupe connaît aujourd’hui. C’est aussi l’album le plus long de Gojira à ce jour et celui qui compte le plus de pistes. Cela vaut bien un article approfondi sur 66 minutes de metal atypique.

VIOLENCE ÉSOTÉRIQUE

Au milieu du vide, un homme est recroquevillé sur lui-même. La pochette, qui sera la seule du groupe avec une photo, montre ainsi Christian Andreu le crâne rasé. Simpliste, la mise en scène par Gabrielle Duplantier, soeur de Joe et Mario, exprime aisément le concept central de l'album. Terra Incognita, qui désignait auparavant le continent que les Européens imaginaient à l'Ouest, pointe vers la dernière terre inexplorée en 2001 : notre âme. Joe souhaite tout de même nous laisser nous faire notre propre interprétation de son titre. Il acquiescera notamment à celle d'un journaliste lui demandant si cet inconnu ne pouvait pas être le futur du groupe après ce premier album.

Dans le son, Terra Incognita s’inspire dans de grandes largeurs de celui de Domination de Morbid Angel selon les aveux de Joe. On entend peu la basse assez ronde de Jean-Michel derrière les deux guitares qui crachent une distortion puissante. Néanmoins il est impossible d’échapper à la lourdeur qu’elle impose dans le fond du mix, nous ronflant dans les oreilles. Elle dispose également d’une belle mise en avant dans 04.

Les six-cordes ont de leur côté une précision impressionnante malgré les effets, nous posant parfois des riffs lents qui nous écrasent. Et si les pick scrapes qui deviendront la marque sonore de Gojira ne sont pas encore là, les gratteux usent et abusent des harmoniques artificielles. Par contre, vous ne trouverez pas de solo sur Terra Incognita, ne collant pas avec la musique que le groupe entend jouer et les sections rythmiques étant suffisamment complexes.

Les kicks de Mario sont aussi lourds que la basse, alliés à une caisse claire assez sèche alors que les cymbales sont frappées sans interruption. Surtout, comme le laissaient présager les demos, le cadet d’alors 19 ans a une affection avérée pour la ride qui finira par être un élément marquant de son style de jeu.

Au chant, Joe fait preuve d’un growl puissant, plutôt classique pour du death metal bien qu’efficace pour exprimer la force que veut évoquer le nom du groupe. Cependant il s’aventure parfois dans des tons plus apaisés, utilisant du chant clean comme pendant In The Forest ou Satan Is A Lawyer. Son chant reste majoritairement monodimensionnel et brut pour ce début de carrière.

Gojira_dans_bois_2001 Quatre garçons dans les bois. De gauche à droite : Jean-Michel faisant le lapin, Christian sans cheveu, Joe puis Mario qui se croit dans un clip de Candlemass. Source : facebook du groupe

Dans la composition, Gojira joue avec les frontières du death technique et du death progressif, comme par exemple le premier couplet de Clone alternant picking et tapping ou encore avec la batterie très expressive de Mario. Les breakdowns ne sont pas non plus en reste : on peut penser à ceux de Love, de Blow Me Away You (Niverse) ou encore de Deliverance.

Mais si les membres de Gojira ont eu une patte atypique dès leur premier album, c’est grâce aux ajouts qu’ils ont incorporé à leur son. En plus de la batterie de Mario, on peut entendre des blocs de bois et d’autres percussions frappés sur l’interlude 5988 Trillions de Tonnes (en référence au poids de la Terre) ou la fin de Rise. Ainsi placés ça et là sur l’album, plus ou moins discrètement, ils agrémentent la musique des Français d’une ambiance très particulière. On pourrait se croire dans un bois inconnu par une nuit sombre, hypnotisé par la lumière de la lune dans Love ou par le riff entêtant de Blow Me Away You (Niverse). On sent une sorte de vide à explorer, avec le son du groupe pour seul éclairage.

Le quatuor n’hésite pas non plus à mélanger son genre de prédilection avec d’autres : on peut trouver du rock dans Satan Is A Lawyer ou In The Forest, avant que le naturel ne revienne au galop et nous envoie des déferlantes d’agressivité sur les refrains. On entend aussi un avant-goût de From Mars To Sirius dans On The B.O.T.A, avec son groove basique mais percutant à la basse et sa mélodie en tapping. Les paroles citent le Rêve Parisien de Charles Baudelaire dont Joe reprend exceptionnellement quelques vers en français. Quelques relents de doom sont également décelables à la conclusion de Fire Is Everything. Enfin, 1990 Quatrillions De Tonnes s’approche beaucoup plus du post metal que du death metal que nous avons entendu jusqu’ici. Le titre faisant référence à la masse estimée du soleil est parcouru de cris de souffrance ou de désespoir posés au-dessus de ce qui doit être la mélodie la plus dépressive écrite à ce jour par le groupe.

Gojira_2001_promo Gojira en 2001. Source : facebook du groupe

Pour ce qui est des vers écrits par Gojira, la recherche d’une réponse aux secrets de l’âme se ressent. Clone questionne l’esprit, qu'il est impossible de dupliquer contrairement au corps, avec son refrain aussi brutal qu'explicite. Le frontman parle également de compréhension, d’interrogations, de réponses comme dans Love, Fire Is Everything ou Space Time.

“And the black holes in the vault of heaven / make me wonder, wonder why / How matter can disappear”, Space Time

Et bien souvent, ces introspections le mènent à chercher une connexion avec le monde :

“The power of trees, I want to feel forever / Connection with life, animals, and stars”, In The Forest

Toutes ces enquêtes internes ont des réponses bien souvent ésotériques : la signification de la lumière que le personnage atteint ou désire atteindre (Deliverance, Rise, Fire Is Everything) est à l’appréciation de l’auditeur. Ce questionnement amènera d’ailleurs Gojira aux paroles et au thème de l’album suivant, The Link, ce titre pouvant désigner le lien entre le ciel et la Terre, entre l’Homme et la nature, ou encore entre le corps et l’esprit.

UNE SUPERBE RAMPE VERS L’INCONNU

Initialement sorti dans les limites de l’hexagone grâce à Next Music, Terra Incognita se construit un succès modeste mais loin d’être embarrassant pour un premier album. Pour accompagner sa sortie, Love a le droit à un clip réalisé par l’oncle Alain Duplantier. On y voit Stéphane Chateauneuf, qui a collaboré avec les frères dans leur side-project Empalot, en protagoniste découvrant l’amour à sa manière. Le groupe commence ainsi à se bâtir une petite réputation et le disque pourra s’exporter en Europe à partir de 2003 où, là aussi, le son du groupe fera son effet. L’album aura le droit à plusieurs rééditions en 2005, 2009 et 2016 afin de le faire découvrir à un public plus large, les premières éditions du disque étant somme toute limitées en nombre. Trois morceaux enregistrés en concert à Anvers en 2006 viendront se glisser à la fin de l’album à partir de celle de 2009.

Au-delà de l’aspect des ventes plutôt relatif pour un début, Terra Incognita se révèle globalement bien reçu par la critique. S'il est peut-être un des moins connus de la discographie du groupe avec The Link, il est toujours un album de death metal homogène intense, recelant d'innombrables et discrètes richesses. On décèle déjà cette capacité à manier et mélanger avec brio une brutalité ravageuse et des moments d’apaisement.

Space Time en est l’exemple le plus brillant : au milieu du morceau aux refrains destructurés suivis d’un blast beat infernal, se trouve un riff agressif en triplets et écrasant de double pédale. Pourtant à exactement 3’33’’ l’incroyable se produit : une mélodie au calme olympien, quasiment angélique surgit par-dessus le riff dévastateur. Par on ne sait quel miracle, l'ensemble garde une étonnante cohérence sublimée quelques secondes plus tard par le growl chanté de Joe et ses paroles inspirantes. Tout s’imbrique parfaitement, violence et mélodie, calme et tempête, avant que le morceau ne se conclue dans un déluge fracassant de metal extrême.

Cette alchimie complexe que Gojira va améliorer au long de sa carrière est là et va déjà donner l’envie à certains observateurs de qualifier leur musique de progressive. Cette dualité est perceptible sur plusieurs morceaux et habite l’album dans son ensemble, renforçant cette sensation de style un peu à part de la scène. La patte est là et le quatuor va s’atteler par la suite à en préciser les contours afin qu’elle soit discernable par tout le monde.

Sorti il y a maintenant 20 ans, Terra Incognita est un joyau qui, bien que demandant encore un peu de polissage, laisse déjà entrevoir à quel point les quatre musiciens l'ayant dévoilé peuvent briller. On y entend les riffs syncopés désarçonnant, la batterie broyant nos vertèbres sous son artillerie implacable et les paroles nous emmenant là où nul n’a jamais été. La violence de la composition se conjugue avec l’ésotérisme de la plume des Landais pour nous envoyer dans les oreilles une musique marquante, même quand elle est cachée à la fin de l’album. Deux décennies plus tard, ce disque vaut toujours une découverte attentive ou un retour qu’on ne regrettera certainement pas.

RiffingIndice de la qualité technique. 1/5 : Bof bof, même votre petit frère ferait mieux. 5/5 : Ok Steve Vai, on te laisse faire
ProfondeurIndice sur la densité de contenu de l'album 1/5 : album au propos plutôt dépouillé voire superficiel, on en fait rapidement le tour, on l'assimile très vite 5/5 : album au contenu très riche, plusieurs écoutes seront indispensables pour espérer en capter l'essence
DéfouloirIndice sur l'envie de se défouler que l'on ressent en écoutant l'album. 1/5 : album plutôt tranquille, reposant et serein. 5/5 : album rempli d'énergie on a envie de sauter partout et de rentrer dans le moshpit
Consigne du maître nageur :
Scaphandre
Scaphandre

Gojira_terra_incognita_2001
Gojira
"Terra Incognita"